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Etudes anarchistes contemporaines
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  • Articles pour l'élaboration d'un anarchisme contemporain et pour une nouvelle critique des textes passés et présents. Pour une pensée révolutionnaire confrontée à la mondialisation et l'élaboration de nouvelles stratégies.
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8 mai 2017

ANARCHISME ET CODE DE LA ROUTE

JE SUIS ANARCHSITE ET JE RESPECTE LE CODE DE LA ROUTE

Après avoir terminé la rédaction de cet article, j’ai appris que lors d’une interview télévisée avec Jacques Chancel, Léo Ferré avait vertement réagi quand le journaliste, se voulant malicieux, lui avait déclaré : « Vous êtes anarchiste, donc vous ne vous arrêtez pas au feu rouge ? » : je n’ai pas le contenu exact de sa réponse, mais il disait grosso modo que c’est justement parce qu’il était anarchiste qu’il s’arrêtait au feu rouge : le respect d’autrui étant une notion centrale dans la pensée anarchiste. Georges Brassens, de son côté, disait qu’il traversait toujours dans les clous pour ne pas avoir à adresser la parole à un flic, ce qui est raisonnable, mais qui ne reflète pas le même mode de pensée. Ceci posé, je développe.

La réflexion autour du code de la route permet d’explorer les ressorts de la pensée libertaire, à commencer par l’idée centrale de liberté, notion dont la définition même divise. Les réactions épidermiques autour de la question des contrôles, qui sont la conséquence directe de l’existence des règlementations routières, sont également un terrain de réflexion fructueux, révélateur d’un certain mode de pensée qu’il semble intéressant d’interroger. C’est tout l’objet de ce texte.

Commençons.

La lecture de certains textes d’Isaiah Berlin, promoteur de la pensée libérale, permet, au-delà des conclusions socio-économiques auxquelles l’auteur aboutit, et qui sont bien éloignées de la pensée libertaire, permet en tout état de cause de différencier liberté positive et liberté négative, dans une dichotomie devenue désormais classique. Pour résumer, car ce n’est pas l’objet de notre réflexion, la liberté négative est la possibilité pour un individu d’agir sans contraintes extérieures, de bénéficier d’un champ d’action non circonscrit par une autre volonté que la sienne. La liberté positive, en revanche, induit la notion de responsabilité, elle implique que l’individu doit agir librement mais avec mesure, sachant que des facteurs subjectifs peuvent influencer, voire altérer ses jugements. La liberté négative est représentative des courants libertariens, dont les conceptions pour le moins radicales ont mené à l’ultra-libéralisme : l’Etat est un ennemi, mais uniquement dans la mesure où il contraint la liberté des entreprises par des règlementations encadrant leur activité ; la condamnation de l’Etat est partagée par les libertaires, mais pour des raisons opposées, à l’image de certains courants états-uniens qui sont opposés à la peine de mort, mais uniquement parce qu’elle implique des coûts important, non pas en raison de la dimension morale de cette opposition. Le libertarien n’est pas concerné par l’espace social, seul l’individu mérite d’être pris en compte dans sa réflexion.

Ceci posé, venons-en à ce fameux code de la route. Comme chaque automobiliste le sait, c’est l’ensemble des dispositions régissant la circulation sur la voie publique. Qui peut conduire un véhicule, quels véhicules peuvent rouler, etc… Mais ce qui nous intéresse ici ce sont les règles de circulation. En effet, un véhicule motorisé, ce n’est pas rien. Si on se limite à ceux qu’on peut conduire avec un permis B, leurs poids est compris entre 900 kg pour une petite citadine et  3,5 tonnes pour un gros utilitaire, en passant par les gros 4x4 de 2 tonnes.  Conduire de tels engins à 50 km/h en ville, à 90km/h sur une nationale ou à 130 km/h sur autoroute implique l’application de certaines normes de sécurité, relatives aux distances de freinage, de risque de perte de contrôle dans les courbes, aux allures à respecter en fonction de la voirie, et bien sûr à l’attention qu’on doit porter à l’environnement. Les règles du code de la route prennent en compte ces contraintes, elles ne sont pas arbitraires : les distances de freinage correspondent au temps de réaction pour arrêter le véhicule, les limitations de vitesse aux contraintes de la voirie, l’attention portée à l’environnement permet de considérer les autres véhicules et les piétons. Les conducteurs d’engin de chantier, les caristes, les pilotes d’avion ou d’hélicoptères respectent eux aussi des normes d’utilisation et de sécurité, ce qui n’étonne personne en raison de la technicité requise pour manœuvrer de telles machines. Pourtant, dès qu’il s’agit de la voiture, l’attitude change.

Lorsqu’il est question des contrôles routiers sur les médias sociaux, on peut lire de nombreuses réactions, dont voici quelques exemples (je n’ai pas pris le temps de corriger les fautes d’orthographe, de conjugaison et de syntaxe):

 « Quand je pense qu'il y a encore quelques années on me parlait de l'URSS comme d'un pays où tous les gens étaient flicqués, un flic par habitant me disait-on ! Ben ça y est on a gagné !!! Chez nous pas besoin d'un flic par habitant et même résultat et en plus 24h/24h même chez vous, à votre insu »

« Si c'est une société a la big brother que vous souhaitez, félicitez vous on est sur la bonne voie »

« Va falloir sortir les pavés !!! »

Sans oublier le fameux « radars = racket », qui mérite qu’on y revienne plus en détail plus loin..

Ainsi que le résument les quelques citations que j’ai indiquées plus haut, le code de la route est perçu par certains comme une contrainte sécuritaire mettant en cause leur liberté. Cette approche est celle de la pensée libertarienne : la liberté est celle d’agir comme bon nous semble. Les mesures de contrôle sont donc assimilées à une forme de dictature (la référence à l’URSS), à l’action d’un gouvernement totalitaire et obscur régissant nos moindres actions (référence à Big Brother), et nécessite une réaction radicale afin de combattre cette intolérable dérive autoritaire (« sortir les pavés »). Ironiquement, les sites internet faisant la promotion de cette approche « révolutionnaire » sont en général plutôt inspirés par des mouvances suspectes. Florilège :

Après avoir saisi « contrôles routiers racket » sur un fameux moteur de recherche, et parmi les les 20 sites qui apparaissent sur la page 1 et 2 des résultats, on trouve les sites suivants, que je donne avec leur position respective (je n’indique pas l’URL complète je ne voudrais pas faciliter l’accès à ces sites non plus !):

1er : jeune-nation.com, présentant sur sa page une grande affiche intitulée « Justice pour le maréchal » avec une superbe photo de Pétain.

3ème : agoravox.fr : on y trouve des articles signés par Nicolas Dupont-Aignan

9ème : contribuables.org : l’article dit qu’on a supprimé la double peine pour les assassins, mais pas pour les automobilistes (amende+points), rhétorique audacieuse et nauséabonde.

12ème : contre-info.com : publicités pour patriote production, l’héritage (revue d’études nationales), articles sur les juifs, mais vous devinez dans quel direction.

13ème : encore contre-info.com

20ème : Front National.com

Les autres résultats sont des articles de quotidiens régionaux sur des campagnes de contrôle, ou des sites étrangers francophones qui dénoncent la corruption de leur pays.

Ce qui ressort de cette collection de résultats de recherche, c’est que la liberté menacée dont il est question n’a rien à voir avec la liberté dans une société égalitaire, soudée par un idéal libertaire : c’est bien la liberté d’agir à sa guise, sans se soucier du bien commun. Il est éclairant que de nombreux sites d’extrême-droite apparaissent lorsque les mots-clés relatifs aux contraintes routières sont sollicités : la dimension sociale de la pensée d’extrême-droite n’est pensée qu’à travers le filtre de l’autoritarisme. L’extrême-droite se caractérise par une pensée brutale et monolithique, sans nuances, et les sites dont il est question ne prône que la liberté individuelle défendue par les braconniers. Les atteintes aux libertés individuelles dans notre société existent : criminalisation du mouvement social, répression des actions syndicales, système capitaliste qui nous contraint à produire des richesses pour des patrons ou des actionnaires, au mépris de notre bien-être, voire de notre vie (accidents du travail), précarité et pression économique au bénéfice des possédants, confiscation de notre voix par les parlementaires et l’Etat… Mais il est douteux que le code de la route participe à cette dynamique, pour les raisons exposées plus haut.

En ce qui concerne le soi-disant racket que représentent les contrôles routiers, un article puisé sur un site ivoirien (www.lementor.com)  décrit les pratiques dont se rendent coupables certains gendarmes de ce pays : ils arrêtent des véhicules arbitrairement, et contraignent les automobilistes à leur payer de la main à la main des amendes fictives. Voilà un exemple réel de racket. Or, sur les routes françaises, les radars sont signalés, les limitations de vitesse en vigueur sur les portions de routes aussi. Personne n’est flashé arbitrairement. Introduire la notion de racket dans de telles circonstances est un abus de langage, voire une escroquerie intellectuelle.

En réalité, les infractions au code de la route sont la cause d’accidents parfois mortels : piéton renversé par un conducteur qui téléphone au volant, voiture percutée par un chauffard en excès de vitesse, tuant ses occupants, refus de priorité entraînant des collisions… On peut mentionner aussi les carambolages et les sur-accidents qu’entraîne le non-respect des distances de sécurité. Inutile de décrire les déficits d’attention et de maîtrise qu’entraîne l’alcool au volant. Mais il existe un autre phénomène, plus subtil, celui de la ceinture de sécurité : l’argument avancé par ses détracteurs est généralement que ne pas boucler sa ceinture n’est pas un danger pour autrui. En réalité, le corps d’un conducteur non attaché, en cas d’accident, devient un projectile mortel pour les passagers du véhicule ; mais s’il est seul ? La question de la liberté intervient alors s’il survit à l’accident. Si après avoir traversé le pare-brise avant de vous s’écraser sur la chaussée, ou que la colonne de direction ne lui enfonce la poitrine, et qu’il a la chance de survivre, il sera hospitalisé. Si son corps ne lâche pas, il sera dirigé vers un service de rééducation. Où sera sa liberté quand il aura besoin de deux infirmières pour aller déféquer, se laver, s’alimenter ?

La seule critique recevable au sujet des contrôles routiers est celle des radars automatiques, au-delà de la question de la justesse du réglage de l’appareil : il est vrai que l’administration des contrôles relève d’une caricature de l’arbitraire et de la lourdeur d’une administration labyrinthique et coercitive. La déshumanisation du contrôle interdit toute négociation, toute appréciation objective de l’infraction en raison de facteurs extérieurs à la volonté du conducteur. Mais un chiffre mérite d’être médité : 75% des automobilistes français ont douze points sur leur permis de conduire. Ce chiffre indique que les radars automatiques ne sont pas une source systématique d’erreurs ou d’abus, mais ils cristallisent la colère suscitée par la contrainte du contrôle. Accusés de n’avoir d’autre raison d’être que d’alimenter les caisses de l’Etat, ils sont pourtant signalés, à l’aide de grands panneaux accompagnés d’information sur la limitation de vitesse en vigueur sur la portion de route concernée. On peut imaginer des moyens plus pervers pour enrichir l’Etat…

Concluons. La liberté n’est pas la licence. Assimiler les contrôles routiers à un flicage dictatorial menaçant les libertés individuelles est le reflet d’une pensée individualiste et sans considération pour le bien commun. Le militant anarchiste ne lutte pas pour lui-même : il recherche la justice et l’égalité sociale pour tous, et son combat contre le capitalisme et l’Etat est motivé par la recherche de l’épanouissement de l’individu dans un espace social où les contraintes autoritaires sont absentes, mais dans le sens où ces contraintes sont la volonté de quelques-uns imposée à tous, l’idéologie d’une minorité instituée en norme, l’exploitation de la force de travail pour l’enrichissement individuel. Contrairement aux libertariens, l’anarchiste est collectiviste, ce qui entraîne des compromis, des débats, des dynamiques de recherche de fonctionnements harmonieux qui ne s’absolvent pas de l’ordre, ou du moins de l’organisation, non coercitive mais reconnue comme une condition nécessaire au maintien d’un tissu social cohérent. « L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre ».

Voilà pourquoi, anarchiste, je respecte le code de la route. J’ai la responsabilité de conduire un véhicule, de le déplacer dans l’espace public, où je ne suis pas seul. De plus, je reconnais le bienfondé rationnel des règles de conduite, basée sur les lois physiques et les contraintes biologiques auxquelles nous sommes tous soumis. Je suis opérateur d’une machine, et en tant que tel je me dois de respecter les règles de sécurité inhérentes à cette machine.  Je n’y vois aucune coercition, aucune volonté dictatoriale, aucune caricature de Big Brother (je gage que nombre de personnes utilisant cette expression n’ont pas lu 1984).

Je terminerai sur une anecdote personnelle : en 1997, j’étais passager d’une voiture roulant sur une route de campagne, la nuit. Nous roulions à une allure normale. Tout était calme. Soudain, dans un virage, que nous prenions vers la gauche, j’ai vu deux phares se précipiter vers nous : j’ai eu le temps de dire « mais qu’est-ce qu’il fout celui-là » avant que nous ne soyons percutés par une voiture, de front. Je me souviens du choc, et d’avoir vu comme au ralenti une pluie d’éclats de verre et de morceaux de plastiques autour de moi. La ceinture de sécurité m’a bloqué, j’ai eu mal à la poitrine pendant des jours. Par un heureux concours de circonstances, nous n’avons pas été blessés, au grand étonnement des pompiers qui, voyant la carcasse de notre voiture, s’attendaient à trouver des blessés graves. La voiture qui nous a percuté était conduite par une jeune fille qui était en retard à un anniversaire, et qui a coupé le virage afin d’arriver plus vite. Elle n’a pas été blessée non plus. Elle a coupé un virage, sans visibilité, à vive allure. Elle n’allait quand même pas laisser les règles de conduite entraver sa liberté, non ?

Vincent Rouffineau

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