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Etudes anarchistes contemporaines
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8 mai 2017

LA MIXITE SOCIALE, OU LE SUCCES D'UN MYTHE

LA MIXITE SOCIALE, OU LE SUCCES D’UN MYTHE

Parmi les concepts qui sont régulièrement martelés de nos jours dans le discours politique, il en est un qui présente la caractéristique de faire consensus au sein de presque tous les courants : celui de mixité sociale. Il a été brandi si souvent, avec tant de conviction, qu’il apparaît aujourd’hui irréfutable ; qui songerait, sur un plateau de télévision, à remettre en cause une idée aussi porteuse de valeurs humanistes, sociales et progressistes, une idée qui s’impose à tous comme le remède incontesté à l’exclusion et aux inégalités ? C’est justement ce statut incantatoire et consensuel qui pose question et qui impose de le considérer autrement, sans l’influence des discours normatifs, afin d’en extirper les ressorts contradictoires et négatifs qui, nous le verrons, en constituent la structure, et d’éclairer les mécanismes qui font de cette mixité sociale tant invoquée une notion trompeuse, imprécise et porteuse d’une idéologie profondément inégalitaire, opposée en tous points à la pensée libertaire contemporaine.

La mixité sociale est porteuse d’une diversité de connotations et de registres. Elle relève d’abord de la notion d’espace social, pensé comme fragmenté, cette fragmentation conduisant à des points de contacts conflictuels entre des populations hétérogènes séparées par des frontières réelles ou symboliques. Par conséquent, la mixité apparaît comme un régulateur des tensions. Elle relève également d’une forme d’idéal républicain d’intégration égalitariste, qui serait mis en péril de nos jours par l’émergence d’un communautarisme fortement imprégné d’une religion musulmane perçue comme exogène et incompatible avec la recherche de l’harmonie sociale. Enfin, la mixité sociale renvoie à l’idée de ségrégation, spatiale ou sociale, dont elle serait l’antithèse, un rempart moral et éthique face à la mise à l’écart, volontaire ou subie, de certaines catégories de la population frappée par la pauvreté et l’exclusion, bien que simultanément ces catégories soient stigmatisées et qualifiées d’  «assistées », ce qui traduit une réelle ambivalence.

Il apparaît, au regard de cette variété de registres, que la mixité sociale est une notion floue, ce qui n’empêche pas ses promoteurs d’en faire un mot d’ordre, presque un slogan, en tous les cas un argument d’autorité imparable. Pourtant, la notion reste un postulat, une spéculation : elle n’est pas légitimée par autre chose que des a-priori que personne ne cherche à interroger, ce qui lui donne presque la dimension d’un mythe sociologique. Elle relève d’un imaginaire sociopolitique dans lequel les politiques eux-mêmes se perdent, en n’oubliant pas néanmoins d’insuffler à leurs discours sur le sujet une injonction morale et compassionnelle qui rend toute contradiction ardue et inaudible. Le caractère spéculatif de la notion tient au fait qu’il n’est jamais question dans les discours politiques ou médiatiques d’un constat, de la description d’une réalité de terrain, de l’évocation d’un modèle sociologique qui viendrait étayer la pertinence de la mixité sociale comme processus positif : il est toujours question de la mixité sociale comme une solution irréfutable, sinon consensuelle, et jamais remise en doute, à un ensemble d’enjeux urbains et sociaux dont les manifestations les plus spectaculaires ou emblématiques sont régulièrement mises en scène dans les médias : violences dans les « quartiers », quotidien difficile des personnes frappées par la misère ou la chute dans l’échelle sociale, radicalisation politico-religieuse des jeunes adultes aussi bien dans les villes que dans les campagnes.

Ces réalités présentées dans les médias ont en outre un fort potentiel d’identification, entretenu par le message insidieux que « ça peut vous arriver », ce qui crée une forte demande de solutions anticipant la dégradation des conditions de vie, que ce soit par le voisinage de populations considérées comme menaçantes ou par le spectre du déclassement. Les politiques sont donc confrontés à la nécessité de l’action, et doivent en outre légitimer leur fonction de décideurs par des discours intelligibles et crédibles : en convoquant la mixité sociale comme thème, ils se posent en acteurs dépositaires d’une expertise, sinon d’une compréhension fonctionnelle des enjeux sociaux. Ils proposent une solution, laquelle présente pour eux l’avantage de ne pas pouvoir être mise en œuvre immédiatement afin d’éviter de bousculer les équilibres spatiaux et institutionnels, tout en donnant l’illusion d’une possibilité d’action.

La mise en œuvre est en effet problématique : l’idée de mixité sociale implique la coexistence dans un même espace de populations hétérogènes et appartenant à des classes sociales différenciées, chacune présentant des caractéristiques différentes, voire antagonistes. Si l’on examine le scénario d’une relocalisation d’habitants d’un grand ensemble de banlieue vers des quartiers de centre-ville, ou vers un espace périurbain pavillonnaire, on est face à un choc socioculturel majeur, qui aurait de grandes chances de susciter une farouche opposition de la part des anciens habitants, confrontés à l’arrivée d’une population perçue comme violente, délinquante et marginale. Une analyse lexicographique des grands quotidiens nationaux réalisée en 2010 révèle l’omniprésence dans les articles consacrés aux banlieues des termes « violence », « police », « criminalité ». La banlieue et ses habitants, stigmatisés, sont appelés à être maintenus dans des espaces bien identifiés, dans une dynamique de ségrégation spatiale. Un tel contexte révèle les écueils et les freins d’une politique de promotion de la mixité sociale et induit la volonté des décideurs à maintenir le statu quo.

Cet exemple de la confrontation banlieues sensibles / espaces urbains plus aisés n’est pas anodin : il illustre un point central de la question, le couple mixité – ségrégation, qui donne à la mixité sociale sa dimension moralement inattaquable et sa légitimité politique dans un contexte de redéfinition des espaces urbains. En effet, l’organisation urbaine, autrefois fortement cloisonnée, se morcelle en îlots : la gentrification réaffecte les classes bourgeoises vers les anciens quartiers populaires dont les habitants sont chassés par l’augmentation du foncier, l’espace périurbain s’étend en accueillant des ménages trop faibles financièrement pour vivre dans les villes-centres. On voit apparaître des ensembles résidentiels fermés, aux accès contrôlés, alors que dans les villes elles-mêmes un même quartier peut abriter des personnes en forte précarité aussi bien que des classes moyennes. Ainsi, la ségrégation spatiale ne se limite plus aux grands ensembles de banlieues, enclavés et mal reliés à la ville-centre, mais elle se donne à voir en tous lieux et par tous, ce qui amplifie la perception de l’exclusion, encore renforcée par son expression la plus chargée de pathos : la présence de sans-abris. Cette proximité avec les espaces de la ségrégation et de l’exclusion renforce la demande de la recherche de solutions durables et appuyées sur des concepts forts, ce qui conduit les politiques à faire de la mixité sociale non seulement un discours récurrent et facilement audible mais aussi un outil idéologique d’autant plus efficace qu’il est utile face à une grande diversité de situations. Il permet aussi de donner l’illusion de rendre intelligible la complexité des questions urbaines et socioéconomiques.

Pour en venir au cœur du sujet, il faut déterminer ce que les politiques entendent par mixité sociale, étant entendu que, quel que soit l’orientation idéologique de ses promoteurs, elle est invoquée par eux comme une finalité vers laquelle la société doit tendre. On peut commencer par parcourir certaines déclarations :

« Je crois fondamentalement que la République, c’est la mixité sociale, c’est le vivre ensemble (…), c’est le lien entre les populations » (M-N Lienemann, ministre du logement, 2001) 

« En matière de logement social (…) il faut réagir face à la ségrégation spatiale en créant les conditions d’une meilleure mixité sociale en favorisant, par des logements diversifiés, les conditions d’une plus grande diversité sociale » (L. Besson, ministre du logement, 2000)

« Beaucoup de maires voient dans la maison à 15€ par jour une opportunité de créer de la mixité sociale tout en évitant le schéma de la ghettoïsation » (C. Boutin, secrétaire d’Etat au logement).

La notion de mixité sociale n’est pas explicitée, mais elle est sollicitée pour exprimer des valeurs positives ou des démarches qualitatives d’amélioration de l’habitat. La mixité sociale est avant tout une question d’abolition des séparations spatiales entre les couches sociales, et des différences de conditions de vie qui vont de pair. Toutefois, sous un même terme, la mixité conduit à des mesures, ou des projets, contradictoires : pour C. Boutin, l’objectif est de faciliter l’accession à la propriété ; pour Besson, l’idée est de favoriser l’implantation de classes populaires dans des quartiers aisés. Mais comme l’illustrent les propos de M-N Lienemann, le schéma directeur  du discours est bel est bien la dimension idéalisée, voire utopique, de la promotion du lien social par le partage de l’espace sans cloisonnement résidentiel. C’est la promesse d’un espace urbain harmonieux, d’un espace social pacifié. Convaincus du bien-fondé de leur concept, dont la teneur éthique, égalitariste et sociale ne pouvait que garantir l’infaillibilité, les politiques ont cherché à donner à leur approche idéologique une légitimation scientifique : c’est ainsi qu’en 1990, le ministre de l’équipement a organisé une consultation auprès de nombreux chercheurs.

Certains de ces chercheurs ont exprimé que la lecture des faits socio-économiques urbains basés sur le couple mixité-ségrégation était statique et ne prenait pas en compte les dynamiques variées des populations en terme de mobilité, de profils sociologiques, ni la pluralité des situations géographiques et démographiques de quartiers appréhendés selon un schéma identique. Ils affirmaient que ces approches ne conduiraient pas à des conclusions et des recommandations pertinentes. Les décideurs publics ont ignoré ces remarques, et ont persisté dans le schéma qu’ils avaient élaboré : la réfutation scientifique de leur modèle a tout simplement été écartée. En effet, les enjeux idéologiques ont été déterminants, au détriment de la recherche d’une approche rationnelle. C’est la même dynamique qui aujourd’hui assure le succès du concept de mixité sociale auprès du public, bien qu’il soit peu explicité, mais qui fonctionne comme un mantra.

Maintenant, pourquoi peut-on réfuter cette notion de mixité sociale ? Quels en sont les implications idéologiques ? En quoi est-elle incompatible avec la pensée libertaire ?

Focalisée sur les grands ensembles de banlieues à l’habitat et à l’environnement dégradé, la vision de la mixité sociale oublie qu’un grand nombre de quartiers populaires ne correspondent pas à ces schémas architecturaux et spatiaux : les quartiers populaires ont un droit à l’existence, et leurs habitants ne souhaitent pas nécessairement être relocalisés dans des espaces où la cohésion sociale propre à leur quartier, construite depuis de nombreuses années, volerait en éclats. De plus, pour revenir à la question des grands ensembles, il y a une confusion entre le quartier et ses habitants : la déprise urbaine et la dégradation de l’environnement ne concerne que le bâti, et pas la population, qui, contrairement aux stéréotypes véhiculés par les médias, sont impliqués dans l’animation de leurs quartiers, où les associations maintiennent une vie culturelle.

Enfin, l’idée de mixité sociale induit que la spécialisation résidentielle entraîne un phénomène de marginalisation ou d’exclusion, alors que la séparation peut favoriser des modes particuliers d’occupation de l’espace, propres aux divers milieux sociaux, alors que le mélange au sein d’un même espace risque d’entraîner un effet de norme dominante, où le groupe le plus affirmé socialement déterminerait les modalités d’occupation de l’espace, à moins de faire l’hypothèse de l’individu moyen, indifférencié, dans une société où les modes d’habiter l’espace seraient les mêmes pour tous les milieux (Rémy et Voyé, 1981). La mixité sociale véhicule des schémas de domination sociale.

La mixité sociale s’oppose à la pensée libertaire dans le sens où elle minore, voire ignore les déterminants socioéconomiques et les rapports de domination de classe au profit d’une lecture spatiale de l’exclusion et de la marginalité. Le « vivre-ensemble », notion tout à fait empreinte d’angélisme politique, serait accompli en partageant l’espace résidentiel urbain, par un simple mouvement mécanique de communication entre les classes ; c’est la porosité des barrières sociales qui est espérée dès lors que l’on vit dans le même quartier, dans la même rue, voire le même immeuble. Fréquenter des gens de qualité permet d’élever la population défavorisée. On voit comment l’idée historique de mixité prend sa source dans l’idéologie bourgeoise et se développe ensuite en se dissimulant dans les sous-entendus : la supériorité morale et intellectuelle des classes supérieures permettrait de faire l’éducation des classes populaires par leur proximité.

Il s’agirait de modifier le mode de vie des classes populaires, susceptibles de menacer l’ordre social et de ne pas présenter assez de dynamisme pour échapper aux mécanismes d’exclusion tels que le chômage ou la précarité. En réalité, l’idée de mixité sociale est un instrument qui gomme les formes classiques de domination et d’oppression sociales en les résumant à des déterminants spatiaux subjectifs et hasardeux.

En conclusion, la mixité sociale, idée à priori positive et porteuse de progrès social, est en réalité une incantation politique ne reposant sur aucun fondement scientifique, et qui ne fait son chemin que parce qu’elle est un outil de légitimation pour les décideurs, qui l’utilisent afin de se donner une image de politiques impliqués dans l’action et témoignant d’une expertise sociale. Mythe sociologique entretenue par des discours creux et consensuels, la mixité sociale est avant tout un mantra, sinon un serpent de mer, porteur de l’idéologie normative et technocratique qui est aujourd’hui le fondement de tout discours politique.

Vincent Rouffineau

Bibliographie :

GENESTIER, P. 2010 « La mixité : mot d’ordre, vœu pieux ou simple argument ? », Espaces et sociétés

GERMES, M. et al. 2010 « Les grands ensembles de banlieue comme menaces urbaines ? Discours comparés – Allemagne, France, Pologne », Annales de géographie

MADORE, F. 2005 « Nouveaux territoires de l’habiter en France : les enclaves résidentielles fermées », Géoconfluences

AITEC, 2007 « La mixité sociale, définition, échelle et conséquences », http://base.d-p-h.info/fr/fiches/dph/fiche-dph-7296.html

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