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Etudes anarchistes contemporaines

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  • Articles pour l'élaboration d'un anarchisme contemporain et pour une nouvelle critique des textes passés et présents. Pour une pensée révolutionnaire confrontée à la mondialisation et l'élaboration de nouvelles stratégies.
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11 mai 2017

L'ANARCHISME : UNE TENTATIVE D'ELABORATION PHILOSOPHIQUE

L’ANARCHISME : UNE TENTATIVE D’ELABORATION PHILOSOPHIQUE

Par Vincent Rouffineau

Il est fréquent de faire référence à l’anarchisme en qualifiant cette pensée de philosophie politique, afin d’insister sur sa structuration méthodologique, sur ses postulats reposant sur des corpus de textes auxquels chacun peut se référer pour construire et élaborer sa pensée. Les premiers auteurs, comme Proudhon ou Stirner, développent une pensée proche du marxisme tout en réfutant la légitimité de l’autorité. Plus tard, des auteurs comme Bakounine ou Kropotkine intègrent cette pensée dans les stratégies révolutionnaires, s’appuyant sur le mouvement ouvrier, en relayant toutefois les idées fondamentales exprimées par leurs prédécesseurs. A partir de 1950, les idées nouvelles se tarissent, les apports théoriques se font rares, et l’anarchisme aujourd’hui se nourrit toujours de conceptions propres à des époques révolues. Le contexte a été profondément modifié, la misérable condition ouvrière a laissé la place à l’accès à un confort relatif, grâce aux conquêtes des luttes sociales. Au début du XXème siècle, les ouvriers ne bénéficiaient pas de la retraite, de la sécurité sociale, et subissaient des semaines de travail de 72 heures. Leur espérance de vie était de 45 ans. De nos jours, il est incontestable que la précarité, les salaires bas et le scandale que représente l’enrichissement du patronat et des actionnaires au détriment de ceux qui produisent les biens et les services méritent de poursuivre la lutte, mais force est de constater que la classe ouvrière sur laquelle se basait le mouvement révolutionnaire a connu de profondes mutations, et se trouve moins réceptif aux discours anarchistes. La désindustrialisation et la tertiarisation de l’économie ont conduit à l’émergence d’une classe d’employés et de salariés qui ne produisent plus de biens mais en assurent la circulation : les métiers de la vente, de la gestion et de la comptabilité ont pris le dessus sur les activités de production.

Dans ce contexte, le discours anarchiste perd de sa force et de sa légitimité : alors que les concepts qu’il défend, l’autogestion, le fédéralisme, l’égalité, la solidarité, la lutte contre le patriarcat et la volonté d’abolir les rapports autoritaires sont plus que jamais d’actualité, son discours, élaboré depuis 150 ans autour de la lutte ouvrière, devient obsolète. Non pas que les inégalités et l’exploitation aient disparu, bien au contraire, comme en témoigne le niveau des salaires et la précarité face à l’emploi, ainsi que l’enrichissement croissant des capitalistes grâce au travail de leurs salariés : c’est le vecteur du discours qui peu à peu s’efface. Le corpus théorique sur lequel s’appuient les militants anarchistes font en grande partie référence à des rapports de classes et à des réalités sociales révolus. Les textes consacrés à l’Etat, comme « Dieu et l’Etat » ou « Le principe de l’Etat » de Bakounine, sont basés sur des analyses valables à l’époque de leur rédaction (fin du XIXe siècle) mais qui ne correspondent plus aux enjeux contemporains. De plus, l’économie mondialisée et financiarisée a replacé l’Etat, le patronat, le capitalisme dans un rapport de force nouveau, au sujet duquel les textes théoriques sont rares. Il apparaît nécessaire d’ajouter à la réflexion révolutionnaire anarchiste une dimension réellement philosophique, aboutissant à des concepts valables dans tous les contextes et à toutes les époques. Ce texte a pour objet d’en suggérer les contours.

La philosophie n’est pas la pensée. La philosophie est ce qui permet l’organisation de la pensée selon une méthode permettant de la rendre opérante. Dans « Qu’est-ce que la philosophie », Gilles Deleuze exprime l’idée que la philosophie produit des concepts, et qu’elle se distingue ainsi de la science ou des arts, qui opèrent, l’une par fonctions, les autres par perception et affects. La philosophie, pour Deleuze, n’est pas interdisciplinaire, elle se suffit à elle-même, mais peut entrer en résonnance avec d’autres disciplines. La philosophie, outre des concepts, produits des systèmes, c’est-à-dire des ensembles organisés d’idées permettant d’atteindre une forme d’universalité de la pensée, comme Spinoza, Kant, Hegel… Toutefois, l’idée de système a été réfutée par des philosophes comme Nietzsche ou Kierkegaard, mais aussi par des écrivains comme Robert Musil: « Il n’était pas philosophe. Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système » (« L’homme sans qualités »), cité par Jacques Bouveresse dans « Qu’est-ce qu’un système philosophique », qui pose la question de l’applicabilité du critère de vérité à la philosophie en raison de la pluralité des systèmes qu’elle permet. Il n’est pas question ici d’entrer dans le débat, mais bien d’évoquer la spécificité du raisonnement philosophique et de son organisation. Dans « Qu’est-ce qu’une chose », Heidegger expose la nature de ce raisonnement en « interrogeant en direction de la chose » : il n’est pas question de définir une chose comme le fait la science, c’est-à-dire d’énoncer ses propriétés essentielles, mais de chercher à définir la « choséité » de la chose : c’est ici que se crée le concept. Il faut souligner que cette notion de concept est variable selon les philosophes, qui ne le considèrent pas tous de la même façon : Locke a préféré lui substituer la notion d’ « Idée », pour Leibniz il n’est que la substance individuelle d’un phénomène. Mais nous retiendrons ici l’idée générale. La philosophie peut interroger la science (épistémologie) ou la politique, mais toujours selon la méthode qui lui est propre. On peut ainsi avancer qu’au-delà de son caractère économique, le marxisme correspond à cette définition, puisqu’il crée le concept de matérialisme dialectique, qui permet de mettre en place un système de pensée, voire une vision du monde, un « paradigme ».

L’anarchisme est parfois assimilé à un système philosophique politique, ne serait-ce que dans certains textes anarchistes eux-mêmes, comme « L’anarchie, sa philosophie, son idéal » de Kropotkine. Toutefois, il faut admettre qu’il ne produit pas de concepts : il s’appuie sur des idées qu’il revendique mais dont il n’est pas le concepteur. L’idée centrale anarchiste de refus de l’autorité, conçue comme source de toutes les oppressions sociales, et celle de refus de la propriété, source des oppressions économiques, ne sont pas nées avec l’anarchisme : les épicuriens et les stoïciens ont conçu des idées équivalentes, bien que leurs analyses ne les aient pas menés à la construction d’un système politique, leurs motivations étant différentes. L’anarchisme est en fait l’élaboration politique d’une réflexion essentiellement morale autour du primat de la liberté individuelle, celle-ci ne pouvant être subordonnée à aucun intérêt supérieur, public ou privé. Toutefois, l’anarchisme intègre la dimension collective en considérant qu’il existe certaines limites à cette liberté, celles-ci étant la liberté d’autrui et la volonté de ne pas nuire, ce qui distingue l’anarchisme des courants individualistes libéraux très présents aux Etats-Unis. Isaiah Berlin a développé une approche devenue classique pour distinguer deux formes de liberté : la liberté positive et la liberté négative. Pour cet auteur, la liberté négative est l’état dans lequel je ne peux être libre que dans la mesure où nul ne vient gêner mon action : c’est être libre de toute contrainte extérieure ; la liberté positive, elle, correspond à la volonté d’être son propre maître, c’est-à-dire de nier la légitimité de quiconque à gouverner. Les deux conceptions semblent identiques, mais une nuance importante émerge si l’on approfondit le raisonnement : celle de l’existence d’autrui. On peut refuser d’être gouverné sans pour autant refuser de vivre dans une collectivité où apparaissent des contraintes sociales : la liberté positive intègre la liberté d’autrui.

Dans l’imaginaire collectif contemporain, l’anarchisme est perçu comme la revendication de la liberté négative, alors qu’en réalité il est l’expression la plus aboutie de la liberté positive : l’anarchisme reste une conception politique et sociale, ce qui implique une conception qui ne peut s’abstraire de la dimension collective de cette société ; il en résulte la nécessité d’accepter certaines contraintes, liées à la fois à l’organisation matérielle mais aussi aux aspirations individuelles à la liberté : c’est la recherche d’un compromis entre ces deux dimensions antagonistes qui constitue finalement la problématique centrale de la pensée anarchiste quand il est question de définir la société future. Toutefois, le souci du refus de l’autorité, de la coercition, appelle des contradictions permanentes dont la résolution demande de longues réflexions, qui aboutissent souvent à des solutions mais demandent un examen attentif à chaque objection soulevée, ce qui est une perte de temps et d’énergie. C’est dans ce contexte que l’élaboration de concepts propres à l’anarchisme apparaît nécessaire, afin de fournir un cadre méthodologique global englobant toutes les contradictions ainsi que leurs résolutions.

Quel pourrait être le concept qui caractérise l’anarchisme ? Bien que Marx ne le mentionne jamais, le marxisme, comme nous l’avons évoqué supra, propose le matérialisme dialectique : il serait étonnant que l’anarchisme soit incapable produire un concept de force équivalente dont il serait le seul dépositaire. Le marxisme unifie le matérialisme philosophique et la dialectique hegelienne : pour Hegel, la dialectique cesse d’être une méthode de raisonnement pour devenir le principe même de l’esprit, ce par quoi il est animé, mais elle reste idéaliste. Le marxisme intègre la dialectique de Hegel au monde matériel : elle devient le mouvement de la réalité elle-même. C’est à travers cette dialectique matérialiste que Marx analyse les rapports de production, de domination de classes, d’aliénation, en termes d’affrontements de contraires, opposés selon la logique dialectique mais unis par les réalités matérielles : la bourgeoisie et le prolétariat sont des contraires, des antagonistes, mais sont unis par leur appartenance au capital. Les contraires ne sont pas opposés en raison de leur nature, mais de leur fonction dans un système commun. Cette idée a forgé le mythe marxiste de l’effondrement spontané du capital, miné par ses contradictions. Le matérialisme dialectique, bien que sa validité soit réfutée depuis de nombreuses années, a bel et bien structuré la démarche marxiste, l’a caractérisé, mais s’est mué en dogme, presque en mystique, ce qui est incompatible avec l’anarchisme.

Avec l’anarchisme, il faut procéder à rebours : d’abord caractériser la structure de la pensée, puis la formaliser sous forme d’un concept global : cette démarche évite l’écueil du dogme, puisque le concept est une conséquence de la pensée, et ne peut pas la structurer. Il permet par contre de répondre aux nouveaux enjeux sociétaux et économiques, faisant fonction d’outil pour adapter la pensée aux mutations contemporaines. La pensée anarchiste est perçue par le public comme opposition à toutes formes d’organisation et par le goût du désordre, voire de la destruction, en raison d’un imaginaire populaire construit autour de deux éléments spectaculaires : la propagande par le fait des années 1890, et le mouvement punk anglais. Les attentats revendiqués par des anarchistes n’ont duré que quelques années, et ont finalement été condamnés par les anarchistes eux-mêmes, mais la littérature populaire et la presse en ont fait un élément de la mémoire collective ; les punks anglais et leurs textes (« je suis un anarchiste, je suis un antéchrist ») ont redonné de la vigueur au mythe. Dès lors, toute tentative pour diffuser les idées anarchistes se heurtent à un mur d’incompréhension et de malentendus. En réalité, la pensée anarchiste repose sur un postulat simple : étant mortel, l’être humain doit pouvoir jouir de son existence sans subir la contrainte d’être subordonné à la volonté d’un autre être humain. C’est la recherche d’un système social permettant le respect de ce postulat qui est la source de la pensée sociale, politique et révolutionnaire anarchiste. Par conséquent, pour reprendre le refrain de « La révolte » de Sébastien Faure, cette pensée rejette « Eglise, parlement, capitalisme, Etat, magistrature, patrons et gouvernants ». Ce rejet est une conséquence du postulat, il en est le produit. L’anarchisme est bel et bien un humanisme : l’humain est la valeur suprême et doit être libre, vis-à-vis des autres humains, dans une société sans classes ni Etat, mais aussi vis-à-vis des contraintes naturelles,  grâce aux progrès techniques et à la recherche des savoirs. C’est la définition même de l’humanisme de la renaissance, qui exprime ainsi l’idéal anarchiste plusieurs siècles avant Proudhon qui publie « Qu’est-ce que la propriété » en 1840, texte considéré comme fondateur de l’anarchisme politique.

Pour autant, comme nous l’avons dit, cet idéal doit proposer un modèle d’organisation sociale. L’anarchisme individualiste ne se situe pas dans cette recherche : bien que les individualistes aient toute leur place dans une société anarchiste, la construction de cette société doit intégrer sa dimension collective, c’est pourquoi la dimension socialiste, collectiviste, sera la seule retenue dans ce texte. Idéalement, il faudrait parler de communisme, mais le terme est trop fortement connoté. On pourrait lui préférer le terme de socialisme libertaire, ou de communisme anarchiste, mais pour la commodité de la rédaction et de la lecture nous nous limiterons à l’usage du terme « anarchiste », la dimension socialiste et communiste étant sous-entendue. L’anarchisme est donc un humanisme, mais qui ne poursuit pas de buts transcendants, ce qui l’exclut de l’existentialisme : il poursuit un but pratique. Cette recherche pratique le place dans le champ de la recherche de la vérité, ou du moins dans la recherche des contradictions émergeant des conséquences de son postulat, afin de les résoudre et de déterminer la meilleure organisation sociale possible pour sa réalisation. L’anarchisme se place ainsi de fait dans la dialectique : il s’oppose toutefois à la dialectique marxiste inspirée de Hegel, pour laquelle le socialisme succède au capitalisme en s’appuyant sur les éléments du capitalisme lui-même ; pour Hegel, l’idée suit un cheminement où elle s’enrichit à chaque étape, pour revenir à sa condition initiale, modifiée par les étapes du cheminement : c’est ce processus qui est décrit par Marx. Or, l’anarchisme se veut une rupture radicale, considérant que les éléments qui constituent l’oppression, Etat, capitalisme, doivent être dissouts immédiatement, dans une dynamique de transition révolutionnaire excluant tout élément ancien. La dialectique anarchiste ne peut être hegelienne. La primauté de l’idéal sur les contingences matérielles, c’est-à-dire la recherche matérielle de la réalisation de son postulat, et la confrontation des opinions permettant de dégager la vérité rapproche plutôt l’anarchisme de l’idéalisme et de la dialectique platoniciens. Le débat est en effet permanent au sein de l’anarchisme, et il doit l’être, afin de lui permettre d’évoluer, et d’éviter toute position dogmatique.

Toutefois, ce primat du postulat et la méthode de raisonnement doivent être accompagnés par des considérations éthiques : non pas une éthique normative, mais une éthique appliquée, car la société anarchiste est organisée selon des problématiques pour lesquelles il n’existe pas encore de normes. Ce système éthique ne saurait produire des lois, pour la simple raison que si les lois correspondent aux nécessités éthiques, elles sont de fait superflues, et que si elles n’y correspondent pas, elles n’ont pas lieu d’exister. L’éthique anarchiste doit avoir un caractère universel, non réductible à un corpus de règles juridiques ou morales. Elle rejoint ainsi la morale de Kant, qui propose l’universalité de l’action : mon action peut-elle être érigée en valeur universelle ? C’est la notion kantienne de l’impératif catégorique, qui se détermine en trois formules :

1°) « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature »

2°) « Le principe subjectif du désir est le mobile, le principe objectif du devoir est le motif » : les choses matérielles ont une valeur subjective, mais l’être humain a une valeur absolue, il est une fin en soi.

3°)  « La moralité est l’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle » : nous agissons selon la morale parce que nous nous en donnons à nous-même l’obligation, non parce qu’elle nous est imposée par une entité autoritaire.

Les trois formules de Kant suffisent à donner un cadre à l’éthique ; elles n’impliquent pas de contradictions dans leur application, contrairement aux trois lois de la robotique imaginées par Isaac Asimov, qui ont permis à l’auteur d’imaginer une quantité de situations dans lesquelles l’application d’une ou plusieurs de ces trois lois conduisaient à des situations catastrophiques :

  1. « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu'un être humain soit exposé au danger »
  2. « Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi »
  3. « un robot doit protéger son existence tant que cette protection n'entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi »

 

Par exemple, un explorateur spatial se trouve sur une planète inconnue, en compagnie d’un robot qui doit lui porter assistance. Ce robot prend sa tâche très à cœur, et devient envahissant : après quelques jours, l’explorateur, à bout de nerf, lui lance « Get lost !! », ce qui est l’équivalent anglais de « Va te faire voir », mais qui signifie aussi en Anglais « Va te perdre !! ». Le robot obéit immédiatement à la seconde loi de la robotique : il va littéralement se perdre, et l’explorateur passe des jours à tenter de le récupérer. C’est pourquoi les principes éthiques anarchistes ne peuvent devenir des lois. Ils doivent cependant être acceptés par tous, sans quoi le projet social anarchiste se heurte à la nécessité de la coercition. L’anarchisme fait le pari de l’optimisme anthropologique : les bénéfices qu’un être humain retire de vivre en anarchie suffisent à le convaincre du bien-fondé du cadre éthique et le conduit à s’y conformer. Toutefois l’objet de ce présent texte n’est pas de formaliser l’organisation sociale anarchiste mais de tenter de définir un concept qui puisse exprimer l’idée en elle-même.

A ce point de notre réflexion, nous pouvons caractériser les domaines philosophiques auxquels l’anarchisme se rattache : humanisme non existentialiste, idéalisme et dialectique platoniciens, éthique kantienne. Le concept que produit l’anarchisme doit donc opérer une synthèse entre ces domaines, en restant intelligible, tout en rendant nécessaires les conditions dans lesquelles une société anarchiste peut émerger et se maintenir : fédéralisme, autogestion, solidarité, collectivisme. L’humanisme anarchiste permet d’éviter les dérives conceptuelles d’un Hakim Bey et de son « anarchisme ontologique » décrit dans « L’art du Chaos » : toute ontologie est anti-humaniste, ainsi que l’exprime Heidegger. Mais il est superflu de convoquer l’humanisme dans notre tentative de construction conceptuelle, ce qui serait une tautologie, l’humanisme étant déjà contenu dans l’idée anarchiste : c’est bien le principe directeur de l’idée qui est l’objet de notre recherche. Nous proposons donc le concept d’idéalisme ethico-dialectique (IED) : c’est un idéalisme (le primat de l’idée sur les contingences matérielles) structuré par une éthique construite par le débat, celui-ci n’ayant pas pour objet de convaincre mais d’éliminer les contradictions, afin de parvenir au consensus. Ce concept exprime également le refus du dogme et la participation de tous à l’élaboration des idées, à travers sa dimension dialectique, ainsi que la recherche du bien commun sans la coercition d’une morale imposée par une hiérarchie dépositaire de l’autorité, selon les formules de l’impératif catégorique. Ce concept répond aux critères de l’idéal anarchiste tout en permettant l’élaboration d’un système, c’est-à-dire la réduction des choses à un petit nombre de principes, voire d’un principe unique, ce principe étant, comme nous l’avons écrit supra, le postulat suivant : étant mortel, l’être humain doit pouvoir jouir de son existence sans subir la contrainte d’être subordonné à la volonté d’un autre être humain. L’élaboration du projet de société anarchiste peut être réalisée en se construisant à partir de ce principe unique, le processus étant guidé par l’IED, qui est finalement une méthode, comme le matérialisme dialectique l’a été pour le marxisme. C’est finalement suivre l’exemple de Descartes, qui réduit tout au Cogito avant de reconstruire son système de pensée.

Il reste maintenant à mettre à l’épreuve de la réflexion cette méthode de l’IED, de la mettre en pratique afin de déterminer si elle est valide ou non. C’est un long travail qui ne peut être entrepris ici mais qui fera l’objet de publications ultérieures. Il est possible toutefois de décrire brièvement le processus envisageable : partant du postulat, on détermine les problématiques qui empêchent d’atteindre l’objectif (créer une société anarchiste fonctionnelle), en les résolvant à l’aide de l’IED. Prenons un exemple de problématique épineuse : un couple se sépare, il faut déterminer les modes de garde des enfants. Un des ex-conjoints refuse de se plier à la décision de l’arbitrage (les conditions de cet arbitrage relèvent d’une autre problématique) : est-il acceptable de le contraindre à s’y plier, cette action étant en contradiction avec le postulat ? Si l’on applique la méthode de l’IED, on peut suivre la démarche suivante :

a)      On doit respecter le primat de l’idée sur les contingences matérielles (idéalisme), donc le postulat.

b)      La dimension éthique introduit la nature universelle de la démarche : refuser de se plier à la décision d’arbitrage peut-elle être érigée en valeur universelle ? On part du principe que l’arbitrage a été établi en fonction des intérêts des enfants, par conséquent nuire à leur intérêt, à leur bien-être, ne peut être érigé en valeur universelle. L’arbitrage doit donc être respecté.

c)       Pour faire respecter l’arbitrage, sans renier le postulat, un dialogue doit s’instaurer entre le parent qui s’estime lésé et la commission d’arbitrage. Le processus n’est pas plus long que le déroulement du procès tel qu’il existe aujourd’hui dans les tribunaux aux affaires familiales. La méthode dialectique intervient : il faut convaincre le parent pour qu’il accepte la décision de lui-même.

Il serait fort souhaitable que des simulations soient tentées aujourd’hui afin de mettre l’IED à l’épreuve de la réalité du terrain. C’est par ce travail en amont que le projet sociétal anarchiste gagnera en crédibilité auprès du public, ce qui est une condition nécessaire à la transition révolutionnaire : « Notre tâche principale doit être de persuader les gens » ( Malatesta, « Le programme anarchiste »). Nous espérons par conséquent que cette méthode suscitera l’intérêt des militants…

11 mai 2017

 

 

 

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9 mai 2017

ANARCHIE, CRIMINALITE ET PUNITION

SOCIETE ANARCHISTE, CRIMINALITE ET PUNITION

 « C’est la société qui fait les criminels, et vous, jurés, au lieu de les frapper, vous devriez employer votre intelligence à transformer la société : vous supprimeriez tous les crimes, et votre œuvre, en s’attaquant aux causes, serait plus féconde que n’est votre justice qui s’amoindrit à punir les effets » (Ravachol)

L’idée centrale d’une société anarchiste est que l’individu ne peut être contraint par des instances supérieures : pour les grands auteurs qui ont contribué à l’élaboration de la pensée anarchiste, le droit est une de ces instances, en tant qu’il est l’expression d’une autorité (Kropotkine), le fondement de la propriété (Proudhon), ou implique l’obéissance (Reclus). Pour autant, la société anarchiste est une collectivité humaine qui entraîne la nécessité de principes sur lesquels construire les rapports sociaux : ce serait faire preuve d’angélisme que de penser que les êtres humains se transformeraient du jour au lendemain en anarchistes convaincus une fois exposés à la force humaniste de cet idéal. Les conflits entre individus ne sont pas uniquement des conflits économiques : comment, par exemple, résoudre le problème de la garde des enfants quand un couple se sépare ? Cette question est éloignée du thème de cet article, aussi nous ne l’approfondirons pas ici, mais au moins pose t’elle la question de l’arbitrage et de son caractère coercitif. La question du droit en anarchie pose immédiatement la question de la collectivité face à l’individu : « il suffit que, dans la société, l’intérêt d’un seul individu soit lésé pour qu’aussitôt l’intérêt collectif ne soit plus l’intérêt de tous et ait, par conséquent, cessé d’exister » (A. Belleguarrigue, « Manifeste de l’anarchie »). Quel est le moment à partir duquel la liberté individuelle doit s’effacer devant les contraintes de la collectivité ? La question du droit prend ici tout son sens, c’est-à-dire le droit en tant que corpus de textes définissant les conditions de l’arbitrage. Les romains, dont nous tirons la substance de notre philosophie du droit, définissaient celui-ci comme la science de ce qui était bon et juste (ars boni et aequi), et toute la difficulté réside dans la définition de ces deux termes, fluctuant selon le contexte social et historique. Au sein de la collectivité, soit-elle fédéraliste, l’adhésion à des principes de base ne résout pas les conflits individuels, et chacun peut légitimement revendiquer d’avoir été lésé, ou contraint, par une décision d’arbitrage défavorable, d’autant plus si il refuse de s’y plier et que la coercition devient nécessaire pour faire respecter la décision rendue, ce qui est contradictoire avec l’idéal anarchiste. Cependant, la société anarchiste ne peut être un idéal absolu, mais au moins peut-elle être l’objet d’une dynamique qui va dans le sens de cet idéal, sans toutefois pouvoir faire abstraction de certaines contradictions. Toute la question est de déterminer dans quelle mesure résoudre ces contradictions. La question de la criminalité, à cet égard, est particulièrement intéressante, car elle introduit les questions du droit, du jugement et de la punition, et se pose à la fois en termes pratiques et en termes éthiques.

D’abord, de quoi parle-t’on ? L’idée de criminalité a été étudiée par la sociologie comme composante inévitable de l’espace social (Durkheim), par la psychanalyse comme résultat de la résolution d’une pulsion (Lacan), et bien sûr par la criminologie comme acte antisocial appelant une sanction. Afin de circonscrire notre réflexion à la société libertaire, nous retiendrons cette dernière acception, qui exprime d’une part l’idée de cohésion sociale, et d’autre part pose la question de la pertinence de la sanction, laquelle implique une forme de pouvoir, ou du moins l’expression d’une contrainte. C’est tout l’enjeu de la problématique pour une société anarchiste. Toutefois, ainsi que l’exprime la citation de Ravachol cité en exergue, les conditions dans lesquelles la société anarchiste se construit élimine de facto la plupart des crimes liés au vol ou au profit, la collectivisation des biens et des ressources les rendant obsolètes. Néanmoins, la société libertaire ne peut être exempte de tensions entre individus, et comptera certainement parmi ses membres des personnes souffrant de troubles mentaux, ces tensions et ces pathologies pouvant aboutir au crime. La question de l’origine sociale de ces pathologies mérite d’être approfondie, mais nous ne considérerons que le résultat : un acte portant atteinte à un individu, agression, viol ou meurtre, a été commis.

La question du droit introduit justement celle de la diversité des crimes : il n’y a rien d’absolu dans un acte criminel, et on ne peut pas mettre sur le même plan une agression sexuelle et un meurtre, de même qu’on ne peut confondre meurtre prémédité et meurtre impulsif. Le droit permet de faire une distinction entre ces crimes, non pas en les hiérarchisant, mais en signifiant la nécessité de les considérer dans toute leur complexité. Le droit n’est pas que l’application aveugle de lois arbitraires : c’est aussi un outil qui permet de mettre de la distance entre la colère suscitée par le crime et la nature même de ce crime, c’est-à-dire d’introduire de la rationalité face à un acte révoltant : le droit peut être un rempart face à la vengeance. De même, le droit n’est pas monolithique, et le travail du juriste est d’interpréter la loi selon l’esprit et selon la lettre, d’adapter son contenu aux circonstances. La vision bourgeoise et étatiste du droit ne doit pas masquer son caractère fondamental, qui est avant tout de se préserver de l’arbitraire, même s’il peut être mis au service du pouvoir. Le droit en tant que tel n’est pas nécessairement contraire à la pensée anarchiste, s’il est construit selon l’esprit de cet idéal. Mais il ne peut être l’œuvre de quelques-uns, au risque de devenir un absolu qui transcenderait la volonté collective : c’est pourquoi il doit être l’expression d’un consensus au sein de la société anarchiste, et il apparaît nécessaire de commencer ce travail avant toute transition révolutionnaire. Sa forme et son fond sont encore à élaborer, et malheureusement les anarchistes ne disposent que de très peu de textes afin de les aider dans cette démarche, ce qui rend nécessaire, au moins, de réfléchir sérieusement à la question.

Il n’en reste pas moins qu’il faut décider du sort du criminel, c’est-à-dire de confier son devenir à une instance qui le prive de son auto-détermination, en d’autres termes qui possède un pouvoir sur lui, et à travers lui sur l’ensemble de la collectivité : la liberté d’un seul détermine la liberté de tous. L’idée de pouvoir est antinomique avec la société anarchiste, mais faut-il pour autant considérer qu’en raison de la gravité de son acte, qui est finalement l’expression ultime du pouvoir, qui prive un individu des moyens de son existence, le criminel perd de facto son statut d’individu libre et maître de son destin ? Le criminel fait-il toujours partie de la collectivité ? Nous pensons que la réponse réside dans la temporalité. Le statut du criminel doit être suspendu pendant la durée de la prise de décision le concernant : il n’est pas dans la collectivité, ni hors d’elle, il est dans une situation intermédiaire, dans une sorte de bulle ontologique dans laquelle il s’est placé lui-même, il échappe aux considérations éthiques habituelles, ce qui d’ailleurs ne présume en rien de son sort ; cette isolation temporaire n’a pas d’autre objet que d’assainir les conditions de la prise de décision à son sujet. Ensuite, il s’agit de déterminer qui va juger, et sur quelles bases.  Il apparaît en premier lieu nécessaire de confier cette décision à une instance réduite, mandatée à cet effet pour une durée limitée à l’examen des cas particuliers. Cette approche permet au moins d’éviter un mouvement collectif motivé par la vengeance ou par l’horreur ressentie face à l’énormité du crime, par exemple dans le cas du meurtre d’enfant, qui peut être qualifiée de « situation limite », selon le concept développé par Karl Jaspers, c’est-à-dire une situation face à laquelle un être humain est confronté à l’angoisse et au désespoir. Cette situation limite peut faire perdre toute objectivité à un individu, et d’autant plus à une foule, dont les mouvements sont irrationnels. L’existence d’une entité médiatrice dépositaire de la décision permet de canaliser cette dérive psychologique dont le risque de déchaînement de violence, de lynchage, est réel. Reste à considérer la pertinence de la sanction, de la nécessité ou non d’un châtiment.

La question du châtiment a été largement explorée par Michel Foucault dans le contexte d’une société « classique », mais son analyse peut être sollicitée dans le cadre d’une société anarchiste. Pour Foucault, le châtiment est à l’origine une catharsis : l’horreur du crime doit être expiée publiquement à travers le supplice du condamné. Cette dimension disparaît au XVIIIe pour laisser la place à une fonction dissuasive du châtiment : il ne vise plus à punir l’acte mais à éviter sa répétition. Ce n’est pas l’acte qui est châtié, c’est la pulsion qui l’a rendu possible. La dimension dissuasive est notamment sollicitée à travers la question de la peine de mort, car l’existence de cette peine n’a jamais empêché le meurtre : certains truands portaient des pointillés tatoués autour du cou pour signifier leur mépris de la guillotine. De nos jours, c’est l’incarcération qui s’est substituée au couperet, et la question de la sanction dans une société anarchiste relève de cette problématique : s’agit-il de punir ou de réparer ? La punition implique un cadre moral de référence, qui serait absolu, c’est-à-dire qu’il s’appliquerait à tous et partout, ce qui est en contradiction avec l’idéal anarchiste qui n’admet aucun dogme supérieur à l’individu. La punition relève de l’expression d’un rapport de domination, de l’exercice de la force, de l’idée de la répression, et finalement n’a d’autre fonction que d’apporter une satisfaction à celui qui l’applique. L’idée de punition est inscrite dans notre éducation, la même qui réprime notre individualité pour la conformer aux normes sociales : elle est l’émanation d’une angoisse face à la « déviance », et n’a d’autre but que de contraindre par la souffrance physique ou morale. La décision quant au sort du criminel excluant la vengeance ou l’expiation, reste la question de la réparation : l’absence de punition n’est pas l’absence de sanction. La réparation matérielle par saisie de biens mobiliers ou immobiliers, solutions courantes en Europe médiévale, est inenvisageable dans la mesure où l’abolition de la propriété privée des ressources abolit aussi la valeur des choses matérielles. Reste le bannissement, la privation de l’accès aux ressources collectives, ou le don de soi à la collectivité sans contrepartie : c’est faire don de la seule chose qui garde de la valeur en soi et pour soi, à savoir le temps dont on dispose. En tout état de cause, le sort du criminel ne peut être déterminé par une quelconque idée de châtiment expiatoire.

Reste la question des victimes ou de leurs proches: faut-il prendre leur douleur en compte dans la réflexion autour du sort du criminel ? Cette question n’est pas l’objet de ce texte, mais elle mérite d’être soulevée, bien que nous ne puissions la résoudre en peu de mots. Elle est néanmoins certainement à prendre en considération. En tout état de cause, la question générale de la criminalité en anarchie mériterait un essai à elle seule : ce court texte n’a pas d’autre ambition que de débuter une réflexion autour d’un aspect essentiel qui mérite d’être exploré plus profondément, de dégager les contours d’un enjeu central pour toute société humaine, et plus particulièrement pour une société anarchiste.

Vincent Rouffineau

 

8 mai 2017

NATIONALISME, ANGOISSE ET NEVROSE

LE NATIONALISME, L’ANGOISSE ET LA NEVROSE

Une affiche, sur fond bleu, blanc, rouge. Un bandeau en exergue : « Le retour des maquisards ». Le texte est une liste (sur l’affiche, de haut en bas) : « Touche pas à notre Marseillaise / Touche pas à notre drapeau / Touche pas à nos traditions / Touche pas à nos coutumes / Touche pas à nos cochons / Touche pas à notre pinard / Touche pas au père Noël / Touche pas à nos enfants / Touche pas à notre patrie / En fait touche à rien barre-toi ». La découverte de cette affiche, après la première réaction de stupeur, puis de colère, a été l’occasion de se pencher sur sa rhétorique, et sur l’univers mental dont elle a pu être issue, comme on observe un excrément étrange, qui suscite le dégoût autant que la curiosité.

L’idée, formalisée par l’interjection « touche pas », est la dénonciation d’une menace sur les éléments de la liste : toutefois, cette menace n’est pas définie : on ne saura pas en quoi les cochons ou le pinard sont en danger. Mais elle semble multiple : on devine la théorie du grand remplacement chère à Renaud Camus, la crainte de la disparition d’une nation fantasmée dont la vision pétainiste est flagrante, mais aussi, plus étrangement, car hors du champ rhétorique habituel nationaliste, la crainte d’une atteinte au Père Noël ; on peut avancer que celui-ci est employé à des fins allégoriques, pour signifier la fête chrétienne dont il est devenu le symbole, mais on peut aussi imaginer que les auteurs de l’affiche croient vraiment en son existence : rien dans le texte ne permet d’affirmer le contraire. En l’absence d’une identification de la menace, on peut déduire qu’elle échappe aux auteurs de l’affiche elle-même, qu’elle est plus pressentie que constatée. On retrouve le paradigme classique de l’extrême-droite, qui prend naissance avec Gobineau : la France est perçue comme un organisme menacé par des parasites qui la rongent petit à petit. Au fil de l’histoire, ces parasites changent d’identité : juifs, francs-maçons, immigrés, musulmans, « gauchistes », mais l’idée générale reste la même. Ces parasites se dissimulent, pernicieux, il est vital de les dénoncer, alors que des naïfs, ou le « système », refusent d’accepter le danger qu’ils représentent, voire le dissimulent, au moyen d’un vaste complot.

Mais ce qui interroge, ici, c’est moins la menace elle-même que ce qui est menacé : des concepts comme la nation, les traditions, ou des marqueurs identitaires comme le pinard ou les cochons, apparaissent comme les éléments structurant la vision du monde de ces identitaires, mais pourquoi ? Et pourquoi cette vision du monde entraîne-t’elle une telle véhémence à être défendue, exprimée dans sa brutalité monolithique ?

Un premier élément de réponse se trouve certainement dans la revendication de l’ignorance, comme processus assumé. Les nationalistes refusent de quitter la caverne platonicienne. Ils refusent le monde des idées, qui conduit à accepter la complexité du monde, à plonger les yeux dans l’abîme de la connaissance, ce puit sans fond mais baigné de lumière : ils refusent, en le regardant, que l’abîme les regarde aussi, prenant à leur compte l’avertissement nitzschéen. Entrer dans le monde des idées, c’est accepter d’abandonner la sécurité du refuge pour découvrir la forêt,  comme le jeune Croc-Blanc de Jack London. Or, le refuge, pour les nationalistes, est essentiel : il assure la pérennité du monde, circonscrit à des limites connues et familières, qui ne connaissent aucune variation, aucune évolution : c’est pourquoi ils tiennent autant aux traditions. La tradition, par sa forme ritualisée, assure la récurrence du réel, borne la temporalité, et fige la créativité dans un carcan qui la fossilise : elle garantit la reproduction, en boucle, d’un cycle dont les répétitions prévisibles et formalisées sont sécurisantes. Car la sécurité est pour eux essentielle : pas la sécurité à laquelle nous aspirons tous, permettant de préserver notre existence, mais la sécurité d’une matrice, englobante et tiède, qui fait office d’environnement exclusif ; cette matrice, c’est la nation, et le parallèle biologique n’est pas innocent, puisque cet environnement vivant est menacé par des parasites, des microbes, qui le dénaturent. Par ailleurs, si la question du sang est si présente dans le nationalisme, c’est bien parce que c’est lui qui irrigue la matrice, qui l’oxygène, qui la nourrit. La dimension biologique inconsciente est incontestable. Dans cette matrice partagée par ceux dont le sang est identique, on se fond dans le sentiment de la communauté : nul besoin de conscience de soi quand la dynamique du groupe devient une conscience collective, nul besoin des idées dans cet univers fermé, cette « mère patrie », qui associe la mère nourricière et le père (patria en latin est dérivé de « Pater ») qui, pour Lacan, donne accès au signifiant. La nation protège et signifie, les traditions répètent les mêmes schémas du réel, la temporalité s’efface devant le cycle du rituel : ce refuge permet d’échapper à la conscience de la fin, à l’inexorable finalité de la mort. Cette conscience de la mort est pourtant sort commun, et la condition humaine est de vivre avec elle, bien que, comme le soleil et le dentiste, on ne puisse la regarder en face. Les nationalistes sont ceux qui ont le plus de difficultés à l’accepter : c’est pour cela qu’ils ont besoin d’un monde figé, perpétuel, ou rien ne bouge, ou tout est pareil, au fil du temps : le nationalisme est l’expression politique de la peur primitive. Dans leur univers borné par les traditions et les frontières, nationales, régionales ou locales, l’individu, pour ne pas faire face à sa condition temporaire et dérisoire face à l’univers, se fond dans une identité supérieure à lui, un groupe social homogène qui prend le pas sur la conscience de soi, donc sur la conscience de la mortalité. C’est pourquoi toute menace pesant sur cet ensemble cohérent, défini, intemporel, est perçue comme une agression insupportable qu’il faut éliminer, à tout prix. Ce n’est pas l’amour de la patrie en tant que concept qui guide les identitaires, c’est la peur d’en être privés, de se retrouver seuls, nus, démunis face à l’abîme de la condition humaine. La véhémence de l’affiche exprime cette peur primitive, instinctuelle, et contre laquelle aucun argument rationnel n’est opérant : les identitaires sont comme des enfants, des enfants violents, agressifs, dangereux, mais des enfants tout de même, aux émotions foisonnantes et désordonnées, et aux peurs gigantesques. Leur vision du monde, comme celle des enfants, est lacunaire et morcelée, mais là où les enfants cherchent par-dessus tout à progresser dans le savoir, les identitaires, les nationalistes revendiquent farouchement de rester dans l’ignorance, voire dans leurs névroses.

Tout, dans le nationalisme témoigne en effet de processus névrotiques, de stratégies de fuite face à l’angoisse, dont nous pouvons dégager les symptômes et leurs signifiants symboliques, à commencer par l’idole qu’est le drapeau, dans lequel la nation s’incarne : chez l’identitaire, il fait fonction de fétiche, c’est-à-dire de rempart contre l’angoisse de la castration, du manque symbolique d’un objet imaginaire, cet objet étant le phallus, qui occupe une place très importante dans l’inconscient nationaliste : exaltation de la virilité, revendication du patriarcat, homophobie…La castration symbolique, la privation du phallus, est le renoncement de la jouissance, réservée au père, lui aussi symbolique, dont le chef est la représentation : lorsque le chef apparaît, le nationaliste lui offre son phallus afin de se soumettre à la castration : voyez comme le drapeau est brandi, érigé vers le ciel, voyez ces forêts de drapeaux tricolores qui se lèvent devant les chefs ! Voyez le bras levé du salut nazi… Mais cette castration est source d’angoisse, et l’objet même de la castration devient fétiche. Le drapeau est l’objet d’une relation ambivalente, non dialectique, c’est-à-dire présentant simultanément une fonction d’apaisement de l’angoisse et la source de cette angoisse : ce fétichisme est bien l’expression d’un symptôme névrotique. Or, cette ambivalence, pour des auteurs comme Abraham, apparaît à des stades précoces de la sexualité, à savoir le stade oral primitif et le stade oral tardif, où respectivement la succion puis la morsure sont les agents de la satisfaction érotique.

Cette oralité, dans l’affiche qui nous intéresse, est revendiquée par le désir fervent de protéger les cochons et le pinard, qui sont certes des allégories du christianisme opposé à l’Islam, en première intention, mais révèlent cependant un attachement particulier à la satisfaction alimentaire, qui n’est pas ici celle du plaisir gastronomique élaboré, esthétique : on ne parle pas de vin, mais de « pinard », c’est-à-dire un terme qui n’évoque pas la dégustation, mais l’engloutissement : un gobelet en plastique fera très bien l’affaire. Mais on retrouve aussi des signifiants du phallus dans « cochon » et « pinard » ; dans le langage courant, « cochon » évoque la sexualité débridée : image cochonne, « les hommes sont des cochons »… Phonologiquement, « pinard » évoque « pine », terme d’argot pour désigner le pénis. D’ailleurs, pour parler d’un vin fin, on parle de « pinard à la redresse » ; dans les casernes du début du siècle, le vin rouge, le pinard, était opposé au vin blanc, appelé casse-patte : le vin rouge aurait donc des propriétés fortifiantes, sous-entendu concernant les organes virils… Mais pour en revenir à l’oralité, Cochon et pinard évoquent la ripaille, le repas où l’on dévore, le festin gaulois qui évoque le repas tribal totémique freudien (bien que cette notion soit polémique et considérée comme spéculative) : les frères se rassemblent, tuent et dévorent le père, s’appropriant ainsi sa force, sa puissance. La régression névrotique au stade oral est associée à une signification anthropologique du festin. C’est encore le chef, le père symbolique, qui est au cœur du processus : il est même cité dans l’affiche, en la personne du Père Noël. Il est le père qui est destiné à être rôti, dévoré, puisqu’il entre dans les maisons via la cheminée : il entre dans le foyer (la maison), par le foyer (le lieu du feu). De plus, sa tendance à l’embonpoint et son caractère jovial l’apparente à un cochon, tel que cet animal est représenté sur les enseignes des bouchers ou les étiquettes de saucisson. L’ambivalence de la relation au père symbolique, adoration et dévoration, est source d’un conflit psychique refoulé, qui se manifeste par les quelques symptômes névrotiques déjà évoqués : régression au stade oral et angoisse de la castration, cette dernière, en raison du refoulement qu’elle suscite, donnant naissance à la névrose la significative, à savoir l’angoisse phobique, dirigée vers l’étranger ou vers les personnes perçues comme présentant une déviance sexuelle. On parle de phobie, pas seulement de haine ou de rejet, en raison d’élément de discours qui font référence à des peurs liées au domaine biologique : crainte du contact physique, caricature de l’étranger diffusant des odeurs désagréables, saleté génératrice de germes, homosexualité contagieuse, et surtout, nous l’avons déjà évoquée, crainte phobique d’organismes malins venant contaminer la nation.

Le foisonnement de ces névroses conduit les nationalistes à évoluer dans un rapport au monde morbide, instinctuel et archaïque, car vécu par la pulsion et le refoulement de cette pulsion. Fuyant l’idée de mort, les nationalistes se sclérosent pourtant dans un monde porteur de mort, ou plutôt tendant vers l’entropie, c’est-à-dire la stase, l’immobilité : la structure de leur psychisme tend vers la stagnation. Mais par-dessus tout, ils vivent dans l’angoisse et dans la nécessité de s’en préserver, en mettant en place des rituels, des mythes, et en effaçant leur moi devant la puissance des idoles, leurs chefs, la communauté nationale. Leur stratégie de fuite face à l’angoisse consiste à adorer des fétiches, dont l’affiche dont il est question dresse une liste, peut-être incomplète. Ces fétiches doivent absolument être préservés, protégés, au besoin par la violence, voire par la lutte armée, comme l’évoque le bandeau qui proclame « le retour des maquisards ». La ferveur dont ces fétiches font l’objet est proportionnelle à la profondeur de l’ancrage de leurs névroses. Seuls les enfants mentionnés dans la liste n’ont pas cette dimension fétichiste, mais renvoie plutôt au mythe des étrangers qui kidnappent les enfants, voire les violent, ce qui renvoie toujours au thème de l’atteinte à la pureté du sang. La vie psychique des nationalistes est donc structurée par des pathologies, qui nécessitent une prise en charge thérapeutique, puisque la rationalité des arguments est inopérante face à l’irrationalité des symptômes, dont le plus comique reste la nécessité de protéger le Père Noël. Pour Lacan, il y a thérapie quand il y a langage : neutraliser les nationalistes passe par donc par le langage, par l’introduction du logos dans l’obscurité primitive de la forêt malsaine qui pousse dans leurs cerveaux, logos qui est d’ailleurs l’objet d’un rejet épidermique : « Quand j’entends le mot « culture », je sors mon revolver », disait un dignitaire nazi. Toutefois, nous n’avons pas prêté le serment d’Hippocrate, et en l’absence de résultats de cette approche thérapeutique, il est tout à fait permit de leur écraser la gueule.

                                                                                                                                                      Vincent Rouffineau

 

8 mai 2017

RACISME CACHE

Subtilités sémantiques et racisme caché

Alors que le discours raciste connaît un renouveau inquiétant ces dernières années, sa réfutation publique est inopérante, car elle contredit la pensée raciste au nom d’un devoir de respect des différences. Or, non seulement est-il vain de promouvoir ce respect de l’autre auprès de gens pour qui le racisme est viscéral, inscrit dans leur espace émotionnel, mais aussi parce que l’idée même de tolérance et d’acceptation de l’autre est en elle-même raciste. Cette idée témoigne en effet d’un racisme caché, qui s’insinue aussi dans les termes les plus innocents, du moins en apparence, et qui méritent examen : en effet, selon Vygotski, et c’est une conviction que je partage, la pensée et le mot entretiennent une relation interdépendante : ils représentent un tout. Par conséquent, la signification originelle du mot, même si elle n’apparaît pas immédiatement, si elle échappe au locuteur qui l’emploie dans un sens ou un contexte différent, c’est-à-dire si son intention lorsqu’il utilise ce mot est différente du sens implicite de ce mot, sa portée symbolique aura une influence sur  sa pensée, ou du moins parasitera celle-ci. Il est donc important d’interroger les mots, d’explorer leurs conséquences sémantiques afin de les identifier comme antagonistes ou compatibles avec notre pensée. Dans le contexte du racisme, l’évolution de la pensée a entraîné la disparition de certains mots du langage courant, et ne sont plus employés que dans une intention stigmatisante, alors qu’auparavant ils paraissaient tout à fait acceptables, comme le terme « nègre » (bien qu’il ait été revendiqué, mais par réaction, par des auteurs comme Senghor ou Césaire). Bien que ce terme ait disparu du champ social commun, il paraît important de déterminer si d’autres mots, utilisés aujourd’hui, sont porteurs d’une idéologie identique, même si les locuteurs qui emploient ces mots s’en défendent, et souvent avec sincérité. C’est l’objet de ce texte.

Commençons par nous mettre d’accord sur le sens précis de « racisme ». Il est souvent confondu avec « xénophobie », qui est le rejet de ce qui nous est étranger ; le racisme quant à lui est l’idée que l’humanité est divisée en races, c’est-à-dire en groupes présentant des caractéristiques différentes sur le plan morphologique et biologique. Cette idée est réfutée par la biologie et l’anthropologie, mais s’est inscrite dans l’inconscient collectif au fil des siècles, à tel point que les individus qui la rejettent en sont tout de même imprégnés, ce que l’on constate si l’on analyse les mots employés pour la dénoncer. Il n’est pas question ici de faire leur procès, mais d’approfondir les implications sémantiques de termes que l’on utilise fréquemment, et qui sont, à notre corps défendant, porteurs de cette idée de l’existence des races.

D’abord, considérons cette idée, louable à priori, d’accepter les différences. Elle suggère que les différences existent, mais qu’elles ne doivent pas définir notre perception de l’autre, qu’il faut, d’une certaine manière, cesser de les considérer. Mais cette approche corrobore l’idée qu’il y a des différences, ce qui semble être une question de bon sens : il y a des différences morphologiques évidentes entre un Suédois blanc et un Gabonais noir. Mais sont-elles si évidentes ? Si on place ce Suédois et ce Gabonais côte à côte, il semble que oui. Mais si l’on se place dans une perspective plus large, ces différences seront moins évidentes : si l’on plaçait côte à côte des personnes issues de toutes les régions situées entre la Suède et le Gabon, on serait face à des différences subtiles, multiples et finalement assez minimes : on constaterait que les différences de nature de cheveux, de pigmentation, de morphologie nasale et crânienne (ces exemples font volontairement référence aux marqueurs raciaux utilisés par les biologistes du XIXe siècle), sont en fait extrêmement variables d’un individu à l’autre. La présence de personnes à la peau claire au nord et à la peau sombre au sud n’est pas le fait de différences ethniques relatives à l’appartenance à un territoire d’origine, c’est le résultat d’un processus biologique simple : la population humaine, à l’origine, présente des variations physiques qui sont sensibles au milieu ; dans des régions faiblement ensoleillées, les individus à peau sombre vont disparaître en raison de la difficulté de leur organisme à synthétiser la vitamine D. Il va donc rester dans cet environnement des individus à peau claire, qui vont transmettre cette caractéristique physique à leurs descendants. On peut l’illustrer par l’histoire du coquillage qui, au Japon, présente sur sa carapace le portrait de l’empereur : loin d’être le résultat d’une intervention divine, c’est le résultat d’une sélection : les pêcheurs ramassent ces coquillages, qui présentent tous une tache sur leur carapace, mais dont le dessin est extrêmement variable : or, quelques-unes de ces taches ressemblent au portrait de l’empereur, et les pêcheurs les remettent à l’eau, par crainte du sacrilège. En se reproduisant, ces coquillages transmettent la forme de leur tache, et les pêcheurs récoltent de plus en plus de coquillages dont la tache sur la carapace ressemble à l’empereur, ils en rejettent donc de plus en plus : à la fin du processus, tous les coquillages de cette portion de littoral auront sur leur carapace une tache qui représente le portrait de l’empereur. L’humanité, à ses origines, est composée d’une multiplicité de caractères morphologiques, mais un processus identique de sélection par les conditions du milieu (influence du milieu ou choix de s’implanter durablement dans ce milieu) a favorisé l’émergence, en de nombreux points du globe, d’individus partageant les mêmes caractéristiques morphologiques, différentes de celles de leurs voisins. L’idée de race est née du constat erroné que ces différences morphologiques étaient le fruit d’une différence raciale, ce qui relève de l’empirisme et n’a aujourd’hui plus aucune légitimité scientifique.

La question devrait être, non pas d’accepter les différences, mais de déclarer qu’il n’y a pas de différences. Un homme à la peau blanche et aux cheveux blonds est différent d’une femme à la peau blanche et aux cheveux bruns, mais pourtant il ne viendrait à l’idée de personne (du moins personne de sensé !) que cette différence de couleur de cheveux soit significative et conduise à une forme de rejet : il n’y a aucune raison objective que le raisonnement soit différent en ce qui concerne la pigmentation de la peau. La seule raison qui induit ce réflexe de reconnaître une différence est une raison historique et culturelle, qui trouve son origine dans les perceptions héritées du colonialisme européen le plus ancien. Toutefois, déclarer qu’il n’y a pas de différences ne remet pas en cause l’idée de diversité : en disant qu’il n’y a pas de différences, on exprime uniquement l’idée que les différences morphologiques ne sont que des variations aléatoires qui ne déterminent pas l’identité d’un être humain, et que les considérer comme des spécificités qui le rattachent à un groupe plus vaste est, d’une part, une négation de son individualité, et d’autre part une reconnaissance implicite de l’idée de race. Il est exact que des groupes humains issus du même espace géographique partagent des caractéristiques physiques qui les différencient d’autres groupes, et que ces caractéristiques soient immédiatement identifiables. Pour autant, cela n’implique pas qu’il faille les réduire à ces caractéristiques : il faut absolument s’efforcer de voir au-delà d’elles, qu’elles disparaissent de notre perception première, et qu’elles ne soient pas plus significatives pour nous que la couleur des cheveux.

Ce premier point étant éclairci, on peut approfondir et aborder la question des termes que nous utilisons régulièrement, et qui cachent un fond raciste, toujours à notre corps défendant : d’abord la notion de couple mixte, ensuite celle d’enfant métis.

L’idée de couple mixte est une idée qui n’apparaît pas condamnable immédiatement : il est utilisé quand deux personnes d’origine (de race ?) différentes forment un couple : « Au départ, Donna Pinckley photographiait une femme blanche et son petit-ami noir quand la mère de la première lui a expliqué que les gens faisaient souvent des commentaires horribles au sujet de leur relation. La photographe en a été bouleversée. Elle avait déjà entendu parler de cas de ce genre par le passé et cela l'a décidé à photographier plus de couples mixtes. » (Huffingtonpost.fr). On note toutefois que cette idée de mixité est aujourd’hui souvent invoquée sous l’angle de la différence de culture ; quelques exemples :

« Catherine F.-B., 26 ans, directrice d’une société d’export, et Olivier B., 29 ans, pilote de ligne, mariés depuis un an – Qu’Olivier soit catholique a “rassuré” les parents de Catherine, inquiets qu’elle ait choisi de vivre dans un pays où l’“on ne parle même pas anglais !” Leur seule crainte : qu’il soit réfractaire aux valeurs de la culture philippine dans laquelle les hommes jouent un rôle très protecteur » (Psychologies.com)

« La religion est souvent la pierre d’achoppement du couple mixte. En général, le mariage mixte pousse les deux partenaires vers la laïcité, ou alors c’est la femme qui met de côté ses convictions religieuses pour “épouser” celles de son mari. Sans en arriver làadmettre et comprendre les croyances de l’autre est indispensable pour réussir à faire cohabiter deux religions. » (Parents.fr). Toutes les photos illustrant l’article représentent un homme à la peau noire et une femme à la peau blanche.

On constate que, malgré le soin apporté à l’idée de mixité culturelle, les exemples cités par ces articles sont ceux de couples où les différences sont essentiellement ethniques. Je n’ai pas trouvé d’articles illustrant l’idée de couple mixte entre Européens, bien que la différence culturelle entre un grec et une suédoise, ou entre une Russe et un Anglais soit significative ( ces articles existent peut-être, mais le propos est bien d’évoquer une pensée collective, qui n’implique pas un partage unanime, mais présente un caractère fréquent). En réalité, bien que l’idée de mixité se dilue dans la rencontre entre deux cultures, l’idée sous-jacente est bien celle de mixité ethnique. Par conséquent, l’idée de « couple mixte » renvoie directement à l’idée d’hybridation, terme qui dérive du latin hibrida, « sang-mêlé » (devenu hybrida par rapprochement avec le grec ubris, « excès »), c’est-à-dire l’union entre deux espèces différentes, et dont le dictionnaire analogique propose les mots apparentés suivants : croisement, bâtard, mulâtre, métis.

Cette analogie permet d’aborder la question du terme « métis », appliqué aux enfants (et aussi, par extension, aux adultes). C’est un terme employé par beaucoup, mais qui relève de la pensée raciste, dans la mesure où elle relève de l’idée d’hybridation. Dans « Destins métis : contribution à une sociologie du métissage » (Ed. Karthala), David Guyot cite cette phrase de Blaise Cendrars : « Des enfants noirs, des cuivrés, des rouges, des jaunes (…), métissés, extraordinaires, sperme synthétique que les blancs sèment à toutes leurs escales ». L’auteur avance que dans l’imaginaire européen, le métis est le résultat de l’union entre le colon blanc et la femme « indigène ». Cette idée a imprégné nos sociétés jusqu’à aujourd’hui, à tel point que parler d’enfant métis est devenu une habitude, y compris chez les parents eux-mêmes. Mais en réalité, tous les enfants sont métis : ils sont tous le résultat de la rencontre entre deux génomes humains. Pour autant, on ne parle pas d’enfant métis dans le cas d’un enfant dont le père est brun aux yeux noirs et la mère blonde aux yeux bleus, mais tous les deux européens : pourtant, cet enfant va bel et bien présenter les caractéristiques physiques mélangées de ses deux parents. On ne parle d’enfant métis que dans le cas de parents d’origine ethnique différente, jusqu’à employer l’expression atroce d’enfant « café au lait ». Or, il n’y a aucune raison objective pour que le mélange des caractéristiques physiques telles que la couleur de la peau confère à l’enfant un caractère « métis », mais pas les caractéristiques telles que la couleur des yeux ou des cheveux. Le terme d’enfant métis renvoie bel et bien à l’idée d’hybridation, ce qui relève de la pensée raciste.

« Accepter les différences », « couple mixte » et « enfant métis » sont donc des termes qui semblent au premier abord être porteurs d’un sens louable, neutre ou acceptable. En réalité, ils reflètent une vision de l’autre influencée par l’idée que cet autre appartient à un groupe différent du nôtre en raison de caractéristiques physiques qui induiraient une forme de séparation génétique fondamentale, perception tout à fait erronée, héritée des conceptions raciales historiques qui ont structuré la pensée occidentale. Cette vision est tellement insidieuse qu’elle s’exprime subtilement chez des personnes qui semblent la rejeter, comme les parents qui qualifient eux-mêmes leurs enfants de « métis ». C’est ma conviction que la lutte contre le racisme doit nécessairement prendre le chemin de l’analyse sémantique, afin que les mots cessent d’influencer la pensée, et que chacun puisse explorer les conséquences conceptuelles de termes qu’il utilise sans soupçonner leurs implications racistes, ce qui a longtemps été le cas de l’auteur de ce texte : c’est aussi grâce à cette prise de conscience que le racisme reculera, prise de conscience qui se heurtera sans doute aux habitudes, qui ont une force d’inertie contre laquelle il est salutaire de lutter : « La constance d’une habitude est d’ordinaire en rapport avec son absurdité » (Marcel Proust, « La prisonnière »).

Vincent Rouffineau

 

8 mai 2017

ANARCHISME ET CODE DE LA ROUTE

JE SUIS ANARCHSITE ET JE RESPECTE LE CODE DE LA ROUTE

Après avoir terminé la rédaction de cet article, j’ai appris que lors d’une interview télévisée avec Jacques Chancel, Léo Ferré avait vertement réagi quand le journaliste, se voulant malicieux, lui avait déclaré : « Vous êtes anarchiste, donc vous ne vous arrêtez pas au feu rouge ? » : je n’ai pas le contenu exact de sa réponse, mais il disait grosso modo que c’est justement parce qu’il était anarchiste qu’il s’arrêtait au feu rouge : le respect d’autrui étant une notion centrale dans la pensée anarchiste. Georges Brassens, de son côté, disait qu’il traversait toujours dans les clous pour ne pas avoir à adresser la parole à un flic, ce qui est raisonnable, mais qui ne reflète pas le même mode de pensée. Ceci posé, je développe.

La réflexion autour du code de la route permet d’explorer les ressorts de la pensée libertaire, à commencer par l’idée centrale de liberté, notion dont la définition même divise. Les réactions épidermiques autour de la question des contrôles, qui sont la conséquence directe de l’existence des règlementations routières, sont également un terrain de réflexion fructueux, révélateur d’un certain mode de pensée qu’il semble intéressant d’interroger. C’est tout l’objet de ce texte.

Commençons.

La lecture de certains textes d’Isaiah Berlin, promoteur de la pensée libérale, permet, au-delà des conclusions socio-économiques auxquelles l’auteur aboutit, et qui sont bien éloignées de la pensée libertaire, permet en tout état de cause de différencier liberté positive et liberté négative, dans une dichotomie devenue désormais classique. Pour résumer, car ce n’est pas l’objet de notre réflexion, la liberté négative est la possibilité pour un individu d’agir sans contraintes extérieures, de bénéficier d’un champ d’action non circonscrit par une autre volonté que la sienne. La liberté positive, en revanche, induit la notion de responsabilité, elle implique que l’individu doit agir librement mais avec mesure, sachant que des facteurs subjectifs peuvent influencer, voire altérer ses jugements. La liberté négative est représentative des courants libertariens, dont les conceptions pour le moins radicales ont mené à l’ultra-libéralisme : l’Etat est un ennemi, mais uniquement dans la mesure où il contraint la liberté des entreprises par des règlementations encadrant leur activité ; la condamnation de l’Etat est partagée par les libertaires, mais pour des raisons opposées, à l’image de certains courants états-uniens qui sont opposés à la peine de mort, mais uniquement parce qu’elle implique des coûts important, non pas en raison de la dimension morale de cette opposition. Le libertarien n’est pas concerné par l’espace social, seul l’individu mérite d’être pris en compte dans sa réflexion.

Ceci posé, venons-en à ce fameux code de la route. Comme chaque automobiliste le sait, c’est l’ensemble des dispositions régissant la circulation sur la voie publique. Qui peut conduire un véhicule, quels véhicules peuvent rouler, etc… Mais ce qui nous intéresse ici ce sont les règles de circulation. En effet, un véhicule motorisé, ce n’est pas rien. Si on se limite à ceux qu’on peut conduire avec un permis B, leurs poids est compris entre 900 kg pour une petite citadine et  3,5 tonnes pour un gros utilitaire, en passant par les gros 4x4 de 2 tonnes.  Conduire de tels engins à 50 km/h en ville, à 90km/h sur une nationale ou à 130 km/h sur autoroute implique l’application de certaines normes de sécurité, relatives aux distances de freinage, de risque de perte de contrôle dans les courbes, aux allures à respecter en fonction de la voirie, et bien sûr à l’attention qu’on doit porter à l’environnement. Les règles du code de la route prennent en compte ces contraintes, elles ne sont pas arbitraires : les distances de freinage correspondent au temps de réaction pour arrêter le véhicule, les limitations de vitesse aux contraintes de la voirie, l’attention portée à l’environnement permet de considérer les autres véhicules et les piétons. Les conducteurs d’engin de chantier, les caristes, les pilotes d’avion ou d’hélicoptères respectent eux aussi des normes d’utilisation et de sécurité, ce qui n’étonne personne en raison de la technicité requise pour manœuvrer de telles machines. Pourtant, dès qu’il s’agit de la voiture, l’attitude change.

Lorsqu’il est question des contrôles routiers sur les médias sociaux, on peut lire de nombreuses réactions, dont voici quelques exemples (je n’ai pas pris le temps de corriger les fautes d’orthographe, de conjugaison et de syntaxe):

 « Quand je pense qu'il y a encore quelques années on me parlait de l'URSS comme d'un pays où tous les gens étaient flicqués, un flic par habitant me disait-on ! Ben ça y est on a gagné !!! Chez nous pas besoin d'un flic par habitant et même résultat et en plus 24h/24h même chez vous, à votre insu »

« Si c'est une société a la big brother que vous souhaitez, félicitez vous on est sur la bonne voie »

« Va falloir sortir les pavés !!! »

Sans oublier le fameux « radars = racket », qui mérite qu’on y revienne plus en détail plus loin..

Ainsi que le résument les quelques citations que j’ai indiquées plus haut, le code de la route est perçu par certains comme une contrainte sécuritaire mettant en cause leur liberté. Cette approche est celle de la pensée libertarienne : la liberté est celle d’agir comme bon nous semble. Les mesures de contrôle sont donc assimilées à une forme de dictature (la référence à l’URSS), à l’action d’un gouvernement totalitaire et obscur régissant nos moindres actions (référence à Big Brother), et nécessite une réaction radicale afin de combattre cette intolérable dérive autoritaire (« sortir les pavés »). Ironiquement, les sites internet faisant la promotion de cette approche « révolutionnaire » sont en général plutôt inspirés par des mouvances suspectes. Florilège :

Après avoir saisi « contrôles routiers racket » sur un fameux moteur de recherche, et parmi les les 20 sites qui apparaissent sur la page 1 et 2 des résultats, on trouve les sites suivants, que je donne avec leur position respective (je n’indique pas l’URL complète je ne voudrais pas faciliter l’accès à ces sites non plus !):

1er : jeune-nation.com, présentant sur sa page une grande affiche intitulée « Justice pour le maréchal » avec une superbe photo de Pétain.

3ème : agoravox.fr : on y trouve des articles signés par Nicolas Dupont-Aignan

9ème : contribuables.org : l’article dit qu’on a supprimé la double peine pour les assassins, mais pas pour les automobilistes (amende+points), rhétorique audacieuse et nauséabonde.

12ème : contre-info.com : publicités pour patriote production, l’héritage (revue d’études nationales), articles sur les juifs, mais vous devinez dans quel direction.

13ème : encore contre-info.com

20ème : Front National.com

Les autres résultats sont des articles de quotidiens régionaux sur des campagnes de contrôle, ou des sites étrangers francophones qui dénoncent la corruption de leur pays.

Ce qui ressort de cette collection de résultats de recherche, c’est que la liberté menacée dont il est question n’a rien à voir avec la liberté dans une société égalitaire, soudée par un idéal libertaire : c’est bien la liberté d’agir à sa guise, sans se soucier du bien commun. Il est éclairant que de nombreux sites d’extrême-droite apparaissent lorsque les mots-clés relatifs aux contraintes routières sont sollicités : la dimension sociale de la pensée d’extrême-droite n’est pensée qu’à travers le filtre de l’autoritarisme. L’extrême-droite se caractérise par une pensée brutale et monolithique, sans nuances, et les sites dont il est question ne prône que la liberté individuelle défendue par les braconniers. Les atteintes aux libertés individuelles dans notre société existent : criminalisation du mouvement social, répression des actions syndicales, système capitaliste qui nous contraint à produire des richesses pour des patrons ou des actionnaires, au mépris de notre bien-être, voire de notre vie (accidents du travail), précarité et pression économique au bénéfice des possédants, confiscation de notre voix par les parlementaires et l’Etat… Mais il est douteux que le code de la route participe à cette dynamique, pour les raisons exposées plus haut.

En ce qui concerne le soi-disant racket que représentent les contrôles routiers, un article puisé sur un site ivoirien (www.lementor.com)  décrit les pratiques dont se rendent coupables certains gendarmes de ce pays : ils arrêtent des véhicules arbitrairement, et contraignent les automobilistes à leur payer de la main à la main des amendes fictives. Voilà un exemple réel de racket. Or, sur les routes françaises, les radars sont signalés, les limitations de vitesse en vigueur sur les portions de routes aussi. Personne n’est flashé arbitrairement. Introduire la notion de racket dans de telles circonstances est un abus de langage, voire une escroquerie intellectuelle.

En réalité, les infractions au code de la route sont la cause d’accidents parfois mortels : piéton renversé par un conducteur qui téléphone au volant, voiture percutée par un chauffard en excès de vitesse, tuant ses occupants, refus de priorité entraînant des collisions… On peut mentionner aussi les carambolages et les sur-accidents qu’entraîne le non-respect des distances de sécurité. Inutile de décrire les déficits d’attention et de maîtrise qu’entraîne l’alcool au volant. Mais il existe un autre phénomène, plus subtil, celui de la ceinture de sécurité : l’argument avancé par ses détracteurs est généralement que ne pas boucler sa ceinture n’est pas un danger pour autrui. En réalité, le corps d’un conducteur non attaché, en cas d’accident, devient un projectile mortel pour les passagers du véhicule ; mais s’il est seul ? La question de la liberté intervient alors s’il survit à l’accident. Si après avoir traversé le pare-brise avant de vous s’écraser sur la chaussée, ou que la colonne de direction ne lui enfonce la poitrine, et qu’il a la chance de survivre, il sera hospitalisé. Si son corps ne lâche pas, il sera dirigé vers un service de rééducation. Où sera sa liberté quand il aura besoin de deux infirmières pour aller déféquer, se laver, s’alimenter ?

La seule critique recevable au sujet des contrôles routiers est celle des radars automatiques, au-delà de la question de la justesse du réglage de l’appareil : il est vrai que l’administration des contrôles relève d’une caricature de l’arbitraire et de la lourdeur d’une administration labyrinthique et coercitive. La déshumanisation du contrôle interdit toute négociation, toute appréciation objective de l’infraction en raison de facteurs extérieurs à la volonté du conducteur. Mais un chiffre mérite d’être médité : 75% des automobilistes français ont douze points sur leur permis de conduire. Ce chiffre indique que les radars automatiques ne sont pas une source systématique d’erreurs ou d’abus, mais ils cristallisent la colère suscitée par la contrainte du contrôle. Accusés de n’avoir d’autre raison d’être que d’alimenter les caisses de l’Etat, ils sont pourtant signalés, à l’aide de grands panneaux accompagnés d’information sur la limitation de vitesse en vigueur sur la portion de route concernée. On peut imaginer des moyens plus pervers pour enrichir l’Etat…

Concluons. La liberté n’est pas la licence. Assimiler les contrôles routiers à un flicage dictatorial menaçant les libertés individuelles est le reflet d’une pensée individualiste et sans considération pour le bien commun. Le militant anarchiste ne lutte pas pour lui-même : il recherche la justice et l’égalité sociale pour tous, et son combat contre le capitalisme et l’Etat est motivé par la recherche de l’épanouissement de l’individu dans un espace social où les contraintes autoritaires sont absentes, mais dans le sens où ces contraintes sont la volonté de quelques-uns imposée à tous, l’idéologie d’une minorité instituée en norme, l’exploitation de la force de travail pour l’enrichissement individuel. Contrairement aux libertariens, l’anarchiste est collectiviste, ce qui entraîne des compromis, des débats, des dynamiques de recherche de fonctionnements harmonieux qui ne s’absolvent pas de l’ordre, ou du moins de l’organisation, non coercitive mais reconnue comme une condition nécessaire au maintien d’un tissu social cohérent. « L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre ».

Voilà pourquoi, anarchiste, je respecte le code de la route. J’ai la responsabilité de conduire un véhicule, de le déplacer dans l’espace public, où je ne suis pas seul. De plus, je reconnais le bienfondé rationnel des règles de conduite, basée sur les lois physiques et les contraintes biologiques auxquelles nous sommes tous soumis. Je suis opérateur d’une machine, et en tant que tel je me dois de respecter les règles de sécurité inhérentes à cette machine.  Je n’y vois aucune coercition, aucune volonté dictatoriale, aucune caricature de Big Brother (je gage que nombre de personnes utilisant cette expression n’ont pas lu 1984).

Je terminerai sur une anecdote personnelle : en 1997, j’étais passager d’une voiture roulant sur une route de campagne, la nuit. Nous roulions à une allure normale. Tout était calme. Soudain, dans un virage, que nous prenions vers la gauche, j’ai vu deux phares se précipiter vers nous : j’ai eu le temps de dire « mais qu’est-ce qu’il fout celui-là » avant que nous ne soyons percutés par une voiture, de front. Je me souviens du choc, et d’avoir vu comme au ralenti une pluie d’éclats de verre et de morceaux de plastiques autour de moi. La ceinture de sécurité m’a bloqué, j’ai eu mal à la poitrine pendant des jours. Par un heureux concours de circonstances, nous n’avons pas été blessés, au grand étonnement des pompiers qui, voyant la carcasse de notre voiture, s’attendaient à trouver des blessés graves. La voiture qui nous a percuté était conduite par une jeune fille qui était en retard à un anniversaire, et qui a coupé le virage afin d’arriver plus vite. Elle n’a pas été blessée non plus. Elle a coupé un virage, sans visibilité, à vive allure. Elle n’allait quand même pas laisser les règles de conduite entraver sa liberté, non ?

Vincent Rouffineau

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8 mai 2017

AUSCHWITZ : SYMBOLE, LANGAGE ET REVISIONNISME

AUSCHWITZ : SYMBOLE, LANGAGE ET REVISIONNISME

A George Steiner

« La mort est un maître d’Allemagne ses yeux sont bleus
il te touche avec une balle de plomb il te touche avec précision
un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
il lâche ses chiens sur nous et nous offre une tombe dans les airs
il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître d’Allemagne

tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith 
»

(Paul Celan, « Fugue de mort »)

Je reçois par mail la reproduction d’une affiche italienne : une photo, représentant des hommes et des femmes derrière des barbelés, certainement des migrants. Une phrase : « Ce n’est pas Auschwitz en 1942, c’est l’Europe en 2017 ». Cette photo se veut l’écho d’autres images, qui ont fait le tour du monde : des gens derrière des barbelés, retenus contre leur volonté, les yeux hagards, vêtus d’habits rayés, filmés par l’armée rouge quelques jours après la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. Les autres images du film ont été moins diffusées auprès du grand public, parce qu’elles montraient des amoncellements de corps, dans la neige, hommes, femmes et enfants mêlés dans la mort, tués par le typhus ou par leurs gardiens : les autres victimes, celles des chambres à gaz, avaient déjà été réduites en cendres.

 

Solliciter Auschwitz, c’est en appeler au symbole : Auschwitz n’est pas seulement un camp d’extermination, c’est un mot qui contient en lui-même l’ensemble des crimes nazis, un mot qui dit l’indicible : ce que représente Auschwitz, la négation de l’humanité de ses victimes, amoncelées en grappes de cadavres, efface le langage, ce que Bossuet  exprime dès 1670 : « notre corps prend un autre nom. Même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps : il devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue ; tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes ». Auschwitz n’efface pas seulement le langage, il échappe à la tentative de forger de nouveaux mots pour appréhender, même partiellement, le gouffre qui s’ouvre avec lui sous les fondations de la civilisation. Les mots dont nous disposons sont impuissants à saisir le vertige dont l’esprit est saisi lorsqu’il plonge les yeux dans cet abîme. Septembre 1941 : un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, dénudés, avancent vers une fosse : ils s’allongent sur les cadavres étendus à leurs pieds, trois tireurs visent leurs nuques, les balles font naître une bruine de sang, les os volent en éclats. Certains sont seulement blessés : pas le temps de les achever, tant pis, ils seront étouffés par la masse des corps qui ne tarderont pas à s’accumuler au-dessus d’eux. La scène se reproduit, heures après heures, pendant deux jours : 33 771 personnes seront assassinées. On appelle cet évènement le massacre de Babi Yar, mais le mot « massacre » a-t-il encore un sens face à cet océan glacé de ténèbres, d’horreur, d’angoisse ? Un poème tente d’en restituer l’horreur dans la symphonie n°13 de Chostakovitch, dans l’adagio « Babi Yar » : « Je deviens un cri gigantesque, au-dessus de milliers d’hommes enterrés, je suis chaque vieux assassiné ici, je suis chaque enfant assassiné là »… Mais la musique elle-même ne peut se substituer au langage : face au ravin de Kiev, seul le silence total peut exprimer le vide qui s’ouvre dans notre pensée, dans notre capacité à construire des modes de perception du réel. Même le mot « massacre » est futile, inachevé, inopérant. C’est autre chose qui se produit, une réalité hors du monde.

 

L’image de l’entrée du camp d’Auschwitz est connue : deux voies ferrées convergent vers un bâtiment de briques, au centre duquel se dresse une sorte de tour, percée d’un portail. Cette tour n’est pas seulement l’entrée du camp, c’est la porte qui s’ouvre sur un monde hors de l’histoire : l’univers concentrationnaire nazi, mais aussi celui des einsatzgruppen, celui des ghettos de Varsovie, de Cracovie, de Riga, celui des fosses de Kamenets-Podolski, celui des bûchers de Krepiec qui brûleront de janvier à juillet 1943. C’est un monde hors de l’histoire, car il est hors du langage, hors de tout ce que l’humanité a conçu au fil des millénaires : un outre monde, ou, comme l’écrit George Steiner, un « antimonde ». C’est un monstre tentaculaire pareil au Léviathan phénicien, le monstre du chaos originel.  Il est hors de l’humanité, mais pourtant ce sont des hommes qui l’ont fait vivre, qui l’ont alimenté de sang et de chair, des hommes qu’il a fallu juger, mais dont les crimes ne relevaient de rien de connu et pour lesquels un nouveau mot fut nécessaire : celui de « génocide », créé en 1944 par Raphael Lemkin. Les nazis, avant lui, avaient inventé « endgültige lösung », la solution finale : pour eux, cela signifiait une solution définitive au « problème juif » (judenfrage), mais pour nous, à la lumière des faits, de sa réalité concrète, cela peut aussi signifier qu’au-delà, il n’y a rien : comme si, après sa réalisation, l’humanité avait atteint un point ultime du concevable. Cette idée n’est pas exclusive à la solution finale, elle imprègne l’imaginaire nazi, comme l’illustre cette histoire qu’on racontait en Allemagne dans les années 1940 : « A l’école, on demande à un élève : qu’y a-t-il après le IIIe Reich ? Il répond : le IVe Reich ;  son professeur lui rétorque : non ! Il n’y a rien après le IIIe Reich ».

 

Le langage est à ce point démuni face au nazisme que les nazis eux-mêmes ont forgé leur propre sémantique, que décrit Victor Klemperer dans « La langue du IIIe Reich » : le sens est modifié (« fanatique » devient un mot aux connotations positives), ou de nouveaux mots émergent par association. De manière générale, la langue du IIIe Reich mécanise le langage : la parole, comme les actes, tout est betrieb (organisation, machine) ; le sentiment n’existe qu’en surface, il est mis au service d’un système technique qui le contrôle à des fins de discipline (G. Leroux, « philologie du nazisme », revue « Argument », n° 9). Ce système technique permet d’envisager l’industrialisation de la mort, de rationaliser l’assassinat, de considérer la destruction de vies humaines sous l’angle de la productivité et de la comptabilité : tout est enregistré, les meurtres font l’objet de rapports qui sont analysés afin d’améliorer le rendement. Dans les caves de la Gestapo, des sténographes notent consciencieusement les cris d’horreur et les râles d’agonie. Comme l’écrit V. Klemperer : « Conformément à son exigence de totalité, le nazisme technicise et organise tout », jusqu’à la façon de faire entrer leurs victimes dans la chambre à gaz. Le langage n’échappe pas à cette entreprise de rationalisation.  Toutefois, le nazisme n’innove pas seulement en créant une langue : il introduit une autre nouveauté, celle de contaminer la langue qui lui survit. Comment, en Allemagne, aujourd’hui, se promener dans un bois de hêtres (buchenwald), acheter un guide touristique (führer), prononcer les mots du langage courant qui ont été au cœur du projet nazi : blut, volk, gemeinschaft, sans en arrière-fond entendre les éructations des gardes SS à l’ouverture des portes des wagons ? La langue allemande peut-elle échapper à la contamination après avoir servi à planifier la solution finale à Wannsee, après avoir été la langue des paroles du Horst Wessel Lied, après avoir créé les mots schutzstaffel (SS) ou judenfrei (« région sans juifs ») ? Klaus Mann, l’auteur de « Contre la barbarie », écrit dans son journal en 1940 qu’il lui sera désormais impossible de lire un livre en Allemand.

 

Les maîtres du langage eux-mêmes n’ont pu approcher l’inimaginable : lorsque Dante nous propose sa vision de l’enfer, les supplices qu’il décrit dans ses cercles successifs sont des réalités banales dans le ventre du Léviathan nazi. Dans le troisième cercle, les trois gueules de Cerbère déverse une pluie froide et noire de boue sur les damnés : sur l’appellplatz d’Auschwitz, matin et soir, les détenus restent debout, pendant des heures, sous la pluie glacée, les pieds engoncés dans des sabots qui s’enfoncent dans la terre, malheur à celui qui s’effondre. Dans le cinquième cercle, les damnés croupissent dans l’eau boueuse du Styx : à Bergen-Belsen, les gardes précipitent les détenus dans les latrines pour les voir se noyer dans les matières fécales. Dans le septième cercle, les hérétiques sont plongés dans des rivières de sang en ébullition : au procès de Nuremberg, une survivante raconte avoir été réveillée dans la nuit par le hurlement des enfants jetés vivants dans les fours crématoires. Dans le neuvième cercle, Lucifer lui-même broie dans ses trois gueules les traîtres Judas, Brutus et Cassius : en 1942, à Tsyboulievo, dans le district de Vinnista, les enfants du village furent enterrés vivants. Mais l’antimonde nazi dépasse Dante : aucun damné de la Divine Comédie n’est contraint de pendre lui-même son enfant, dans la nuit du baraquement, pour lui épargner les souffrances du lendemain. Les poètes, les romanciers, ne peuvent, malgré leur art, inventer de nouvelles formes du langage face à cet inimaginable déchaînement d’inhumanité, comme nous ne pouvons réellement donner un nom à l’océan de cadavres roulant en vagues sous la lame des bulldozers alliés, seul moyen de débarrasser le sol du camp de Mauthausen du tapis de ses morts. Les ressources du langage sont impuissantes face au spectacle des montagnes de corps blêmes, entremêlés, les yeux ouverts emplis de neige.

 

Face à cette impuissance du langage se dresse le portail d’Auschwitz. Au-dessus de lui, les nuages d’une fumée noire, stagnante, emplie de l’odeur des corps brûlés, et des flammes visibles à 40 kilomètres. Mais aujourd’hui, au mémorial d’Auschwitz, il y a une buvette, un restaurant, on mange des hot-dogs avant d’aller se promener en famille devant les anciens baraquements. Le portail de fer forgé où est écrit « Arbeit macht frei » est le lieu de prédilection pour les photos souvenirs : les perches à selfie ont remplacé le gourdin des kapos. On marche en groupe, habillés de shorts et de polos colorés, le long des barbelés. Le souffle murmuré des fantômes des petits enfants assassinés par milliers ne parvient pas aux oreilles des visiteurs, et ceux qui pourraient l’entendre ne le peuvent pas : la masse des touristes, envahissante, bruyante, a transformé le lieu en parc d’attraction. La signification du symbole Auschwitz s’est diluée dans la défaite du langage, et dans l’écueil des comparaisons. En l’absence de langage, il n’y a que les images, dont la mémoire est vite saturée, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Régine Robin : le sens profond d’Auschwitz, le symbole Auschwitz, cette porte ouverte sur l’antimonde nazi, finit par se résumer à des détenus derrière des barbelés, comme sur les images filmées par l’armée rouge. Petit à petit, tous les barbelés deviennent ceux d’Auschwitz, et un camp de détention de migrants est comparé à un camp d’extermination. Or, en faisant cette comparaison, en acceptant la défaite du sens, on se rend coupable de révisionnisme.

 

 Darquier de Pellepoix a écrit qu’à Auschwitz, on n’a gazé que les poux. En déclarant cela, il ne fait pas que nier les chambres à gaz, il nie le symbole Auschwitz, et l’antimonde sur lequel s’ouvre son portail. Or, en sollicitant le symbole Auschwitz pour dénoncer les conditions de détention des migrants, on opère la même négation, à moins d’affirmer qu’il y a des chambres à gaz dans les camps de migrants. Le traitement auxquels ils sont soumis, en Italie, en Grèce, en Turquie, est suffisamment révoltant pour être dénoncé pour lui-même, sans avoir recours à cette comparaison indigne, qui finalement réduit Auschwitz à un camp de prisonniers. L’affiche italienne dont il est question reflète la même perte de sens que celle qui conduit les touristes à faire des selfies sur les rails qui transportaient les familles vouées à la mort, plutôt que de se recueillir en silence devant les ruines des fours crématoires. Aujourd’hui, le ravin de Babi Yar est devenu un parc, ou les familles viennent se promener, mais un monument à la mémoire des victimes, représentant trois enfants, se dresse dans une clairière : régulièrement, on vient glisser un bouquet de fleurs blanches entre les doigts des statues. Il n’y a aucun monument de la sorte à Auschwitz, et même s’il existait, il serait noyé dans la masse des visiteurs, chaussés de sandales, un bob sur la tête. A chaque fois qu’on utilise Auschwitz pour dénoncer une autre réalité, comme ici les camps de migrants, on participe à la dilution du symbole, on accompagne le vide du langage, on fait disparaître dans les limbes de l’histoire les déportés qui ont dû arracher les dents en or de la bouche de leurs propres parents. Chaque comparaison avec Auschwitz est une négation de sa singularité, de sa spécificité, et finalement ajoute au vide du langage l’amputation de sa mesure historique.

 

On oublie que ce qui est unique, dans Auschwitz, ce n’est même pas le nombre de morts, ni même l’identité des assassins : c’est qu’Auschwitz n’est pas l’instrument d’une politique, comme les autres génocides du XXe siècle, mais qu’il est une politique en soi. Alors que l’Allemagne était attaquée sur deux fronts, en 1944, les trains de déportés étaient toujours prioritaires, devant les trains militaires de transport de soldats ou de matériel. Même le Generalplan Ost, le massacre par les nazis des populations de l’Est, était l’outil d’une politique, celle de libérer l’espace vital du volk allemand. Auschwitz est au contraire l’émanation d’une idéologie, la dynamique génocidaire ne devant cesser qu’avec la mort du dernier juif vivant sur terre, et pas seulement sur une partie d’un territoire. La volonté de destruction d’un peuple s’est traduite par la fermeture des frontières : les nazis ont interdit la sortie de l’Europe aux émigrants juifs, dès octobre 1941, afin de mieux les exterminer. C’est pour cela qu’Auschwitz est un symbole qui échappe au langage : il ne se rattache à rien de connu auparavant dans l’histoire, il échappe à notre compréhension, il représente une singularité qu’on ne peut comparer à rien, à moins de commettre un sacrilège, le seul que je reconnaisse, moi l’anarchiste qui ne reconnaît rien de sacré.

 

Vincent Rouffineau

 

 

 

 

 

 

 

8 mai 2017

LA MIXITE SOCIALE, OU LE SUCCES D'UN MYTHE

LA MIXITE SOCIALE, OU LE SUCCES D’UN MYTHE

Parmi les concepts qui sont régulièrement martelés de nos jours dans le discours politique, il en est un qui présente la caractéristique de faire consensus au sein de presque tous les courants : celui de mixité sociale. Il a été brandi si souvent, avec tant de conviction, qu’il apparaît aujourd’hui irréfutable ; qui songerait, sur un plateau de télévision, à remettre en cause une idée aussi porteuse de valeurs humanistes, sociales et progressistes, une idée qui s’impose à tous comme le remède incontesté à l’exclusion et aux inégalités ? C’est justement ce statut incantatoire et consensuel qui pose question et qui impose de le considérer autrement, sans l’influence des discours normatifs, afin d’en extirper les ressorts contradictoires et négatifs qui, nous le verrons, en constituent la structure, et d’éclairer les mécanismes qui font de cette mixité sociale tant invoquée une notion trompeuse, imprécise et porteuse d’une idéologie profondément inégalitaire, opposée en tous points à la pensée libertaire contemporaine.

La mixité sociale est porteuse d’une diversité de connotations et de registres. Elle relève d’abord de la notion d’espace social, pensé comme fragmenté, cette fragmentation conduisant à des points de contacts conflictuels entre des populations hétérogènes séparées par des frontières réelles ou symboliques. Par conséquent, la mixité apparaît comme un régulateur des tensions. Elle relève également d’une forme d’idéal républicain d’intégration égalitariste, qui serait mis en péril de nos jours par l’émergence d’un communautarisme fortement imprégné d’une religion musulmane perçue comme exogène et incompatible avec la recherche de l’harmonie sociale. Enfin, la mixité sociale renvoie à l’idée de ségrégation, spatiale ou sociale, dont elle serait l’antithèse, un rempart moral et éthique face à la mise à l’écart, volontaire ou subie, de certaines catégories de la population frappée par la pauvreté et l’exclusion, bien que simultanément ces catégories soient stigmatisées et qualifiées d’  «assistées », ce qui traduit une réelle ambivalence.

Il apparaît, au regard de cette variété de registres, que la mixité sociale est une notion floue, ce qui n’empêche pas ses promoteurs d’en faire un mot d’ordre, presque un slogan, en tous les cas un argument d’autorité imparable. Pourtant, la notion reste un postulat, une spéculation : elle n’est pas légitimée par autre chose que des a-priori que personne ne cherche à interroger, ce qui lui donne presque la dimension d’un mythe sociologique. Elle relève d’un imaginaire sociopolitique dans lequel les politiques eux-mêmes se perdent, en n’oubliant pas néanmoins d’insuffler à leurs discours sur le sujet une injonction morale et compassionnelle qui rend toute contradiction ardue et inaudible. Le caractère spéculatif de la notion tient au fait qu’il n’est jamais question dans les discours politiques ou médiatiques d’un constat, de la description d’une réalité de terrain, de l’évocation d’un modèle sociologique qui viendrait étayer la pertinence de la mixité sociale comme processus positif : il est toujours question de la mixité sociale comme une solution irréfutable, sinon consensuelle, et jamais remise en doute, à un ensemble d’enjeux urbains et sociaux dont les manifestations les plus spectaculaires ou emblématiques sont régulièrement mises en scène dans les médias : violences dans les « quartiers », quotidien difficile des personnes frappées par la misère ou la chute dans l’échelle sociale, radicalisation politico-religieuse des jeunes adultes aussi bien dans les villes que dans les campagnes.

Ces réalités présentées dans les médias ont en outre un fort potentiel d’identification, entretenu par le message insidieux que « ça peut vous arriver », ce qui crée une forte demande de solutions anticipant la dégradation des conditions de vie, que ce soit par le voisinage de populations considérées comme menaçantes ou par le spectre du déclassement. Les politiques sont donc confrontés à la nécessité de l’action, et doivent en outre légitimer leur fonction de décideurs par des discours intelligibles et crédibles : en convoquant la mixité sociale comme thème, ils se posent en acteurs dépositaires d’une expertise, sinon d’une compréhension fonctionnelle des enjeux sociaux. Ils proposent une solution, laquelle présente pour eux l’avantage de ne pas pouvoir être mise en œuvre immédiatement afin d’éviter de bousculer les équilibres spatiaux et institutionnels, tout en donnant l’illusion d’une possibilité d’action.

La mise en œuvre est en effet problématique : l’idée de mixité sociale implique la coexistence dans un même espace de populations hétérogènes et appartenant à des classes sociales différenciées, chacune présentant des caractéristiques différentes, voire antagonistes. Si l’on examine le scénario d’une relocalisation d’habitants d’un grand ensemble de banlieue vers des quartiers de centre-ville, ou vers un espace périurbain pavillonnaire, on est face à un choc socioculturel majeur, qui aurait de grandes chances de susciter une farouche opposition de la part des anciens habitants, confrontés à l’arrivée d’une population perçue comme violente, délinquante et marginale. Une analyse lexicographique des grands quotidiens nationaux réalisée en 2010 révèle l’omniprésence dans les articles consacrés aux banlieues des termes « violence », « police », « criminalité ». La banlieue et ses habitants, stigmatisés, sont appelés à être maintenus dans des espaces bien identifiés, dans une dynamique de ségrégation spatiale. Un tel contexte révèle les écueils et les freins d’une politique de promotion de la mixité sociale et induit la volonté des décideurs à maintenir le statu quo.

Cet exemple de la confrontation banlieues sensibles / espaces urbains plus aisés n’est pas anodin : il illustre un point central de la question, le couple mixité – ségrégation, qui donne à la mixité sociale sa dimension moralement inattaquable et sa légitimité politique dans un contexte de redéfinition des espaces urbains. En effet, l’organisation urbaine, autrefois fortement cloisonnée, se morcelle en îlots : la gentrification réaffecte les classes bourgeoises vers les anciens quartiers populaires dont les habitants sont chassés par l’augmentation du foncier, l’espace périurbain s’étend en accueillant des ménages trop faibles financièrement pour vivre dans les villes-centres. On voit apparaître des ensembles résidentiels fermés, aux accès contrôlés, alors que dans les villes elles-mêmes un même quartier peut abriter des personnes en forte précarité aussi bien que des classes moyennes. Ainsi, la ségrégation spatiale ne se limite plus aux grands ensembles de banlieues, enclavés et mal reliés à la ville-centre, mais elle se donne à voir en tous lieux et par tous, ce qui amplifie la perception de l’exclusion, encore renforcée par son expression la plus chargée de pathos : la présence de sans-abris. Cette proximité avec les espaces de la ségrégation et de l’exclusion renforce la demande de la recherche de solutions durables et appuyées sur des concepts forts, ce qui conduit les politiques à faire de la mixité sociale non seulement un discours récurrent et facilement audible mais aussi un outil idéologique d’autant plus efficace qu’il est utile face à une grande diversité de situations. Il permet aussi de donner l’illusion de rendre intelligible la complexité des questions urbaines et socioéconomiques.

Pour en venir au cœur du sujet, il faut déterminer ce que les politiques entendent par mixité sociale, étant entendu que, quel que soit l’orientation idéologique de ses promoteurs, elle est invoquée par eux comme une finalité vers laquelle la société doit tendre. On peut commencer par parcourir certaines déclarations :

« Je crois fondamentalement que la République, c’est la mixité sociale, c’est le vivre ensemble (…), c’est le lien entre les populations » (M-N Lienemann, ministre du logement, 2001) 

« En matière de logement social (…) il faut réagir face à la ségrégation spatiale en créant les conditions d’une meilleure mixité sociale en favorisant, par des logements diversifiés, les conditions d’une plus grande diversité sociale » (L. Besson, ministre du logement, 2000)

« Beaucoup de maires voient dans la maison à 15€ par jour une opportunité de créer de la mixité sociale tout en évitant le schéma de la ghettoïsation » (C. Boutin, secrétaire d’Etat au logement).

La notion de mixité sociale n’est pas explicitée, mais elle est sollicitée pour exprimer des valeurs positives ou des démarches qualitatives d’amélioration de l’habitat. La mixité sociale est avant tout une question d’abolition des séparations spatiales entre les couches sociales, et des différences de conditions de vie qui vont de pair. Toutefois, sous un même terme, la mixité conduit à des mesures, ou des projets, contradictoires : pour C. Boutin, l’objectif est de faciliter l’accession à la propriété ; pour Besson, l’idée est de favoriser l’implantation de classes populaires dans des quartiers aisés. Mais comme l’illustrent les propos de M-N Lienemann, le schéma directeur  du discours est bel est bien la dimension idéalisée, voire utopique, de la promotion du lien social par le partage de l’espace sans cloisonnement résidentiel. C’est la promesse d’un espace urbain harmonieux, d’un espace social pacifié. Convaincus du bien-fondé de leur concept, dont la teneur éthique, égalitariste et sociale ne pouvait que garantir l’infaillibilité, les politiques ont cherché à donner à leur approche idéologique une légitimation scientifique : c’est ainsi qu’en 1990, le ministre de l’équipement a organisé une consultation auprès de nombreux chercheurs.

Certains de ces chercheurs ont exprimé que la lecture des faits socio-économiques urbains basés sur le couple mixité-ségrégation était statique et ne prenait pas en compte les dynamiques variées des populations en terme de mobilité, de profils sociologiques, ni la pluralité des situations géographiques et démographiques de quartiers appréhendés selon un schéma identique. Ils affirmaient que ces approches ne conduiraient pas à des conclusions et des recommandations pertinentes. Les décideurs publics ont ignoré ces remarques, et ont persisté dans le schéma qu’ils avaient élaboré : la réfutation scientifique de leur modèle a tout simplement été écartée. En effet, les enjeux idéologiques ont été déterminants, au détriment de la recherche d’une approche rationnelle. C’est la même dynamique qui aujourd’hui assure le succès du concept de mixité sociale auprès du public, bien qu’il soit peu explicité, mais qui fonctionne comme un mantra.

Maintenant, pourquoi peut-on réfuter cette notion de mixité sociale ? Quels en sont les implications idéologiques ? En quoi est-elle incompatible avec la pensée libertaire ?

Focalisée sur les grands ensembles de banlieues à l’habitat et à l’environnement dégradé, la vision de la mixité sociale oublie qu’un grand nombre de quartiers populaires ne correspondent pas à ces schémas architecturaux et spatiaux : les quartiers populaires ont un droit à l’existence, et leurs habitants ne souhaitent pas nécessairement être relocalisés dans des espaces où la cohésion sociale propre à leur quartier, construite depuis de nombreuses années, volerait en éclats. De plus, pour revenir à la question des grands ensembles, il y a une confusion entre le quartier et ses habitants : la déprise urbaine et la dégradation de l’environnement ne concerne que le bâti, et pas la population, qui, contrairement aux stéréotypes véhiculés par les médias, sont impliqués dans l’animation de leurs quartiers, où les associations maintiennent une vie culturelle.

Enfin, l’idée de mixité sociale induit que la spécialisation résidentielle entraîne un phénomène de marginalisation ou d’exclusion, alors que la séparation peut favoriser des modes particuliers d’occupation de l’espace, propres aux divers milieux sociaux, alors que le mélange au sein d’un même espace risque d’entraîner un effet de norme dominante, où le groupe le plus affirmé socialement déterminerait les modalités d’occupation de l’espace, à moins de faire l’hypothèse de l’individu moyen, indifférencié, dans une société où les modes d’habiter l’espace seraient les mêmes pour tous les milieux (Rémy et Voyé, 1981). La mixité sociale véhicule des schémas de domination sociale.

La mixité sociale s’oppose à la pensée libertaire dans le sens où elle minore, voire ignore les déterminants socioéconomiques et les rapports de domination de classe au profit d’une lecture spatiale de l’exclusion et de la marginalité. Le « vivre-ensemble », notion tout à fait empreinte d’angélisme politique, serait accompli en partageant l’espace résidentiel urbain, par un simple mouvement mécanique de communication entre les classes ; c’est la porosité des barrières sociales qui est espérée dès lors que l’on vit dans le même quartier, dans la même rue, voire le même immeuble. Fréquenter des gens de qualité permet d’élever la population défavorisée. On voit comment l’idée historique de mixité prend sa source dans l’idéologie bourgeoise et se développe ensuite en se dissimulant dans les sous-entendus : la supériorité morale et intellectuelle des classes supérieures permettrait de faire l’éducation des classes populaires par leur proximité.

Il s’agirait de modifier le mode de vie des classes populaires, susceptibles de menacer l’ordre social et de ne pas présenter assez de dynamisme pour échapper aux mécanismes d’exclusion tels que le chômage ou la précarité. En réalité, l’idée de mixité sociale est un instrument qui gomme les formes classiques de domination et d’oppression sociales en les résumant à des déterminants spatiaux subjectifs et hasardeux.

En conclusion, la mixité sociale, idée à priori positive et porteuse de progrès social, est en réalité une incantation politique ne reposant sur aucun fondement scientifique, et qui ne fait son chemin que parce qu’elle est un outil de légitimation pour les décideurs, qui l’utilisent afin de se donner une image de politiques impliqués dans l’action et témoignant d’une expertise sociale. Mythe sociologique entretenue par des discours creux et consensuels, la mixité sociale est avant tout un mantra, sinon un serpent de mer, porteur de l’idéologie normative et technocratique qui est aujourd’hui le fondement de tout discours politique.

Vincent Rouffineau

Bibliographie :

GENESTIER, P. 2010 « La mixité : mot d’ordre, vœu pieux ou simple argument ? », Espaces et sociétés

GERMES, M. et al. 2010 « Les grands ensembles de banlieue comme menaces urbaines ? Discours comparés – Allemagne, France, Pologne », Annales de géographie

MADORE, F. 2005 « Nouveaux territoires de l’habiter en France : les enclaves résidentielles fermées », Géoconfluences

AITEC, 2007 « La mixité sociale, définition, échelle et conséquences », http://base.d-p-h.info/fr/fiches/dph/fiche-dph-7296.html

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